Dossier Études
La crise sanitaire a fait plonger l'activité des entreprises du secteur des études au second trimestre, mais les professionnels veulent croire en leur capacité de résilience pour rebondir en septembre.

Les Français et leurs chiens (très utiles pour aller se balader en temps de confinement…), les Français et leur envie d’aller au restaurant, les Français et leurs projets de vacances… Jamais, à en croire la déferlante d’études qui s’est abattue, nos concitoyens n’avaient été aussi sondés que pendant la crise du coronavirus. Est-ce à dire que les instituts ont croulé sous l’activité ? L’impression est trompeuse. « Cela représente seulement une petite partie du marché des études, et celles-ci sont avant tout à destination des médias », constate Lambert Lagrevol, directeur général d’Enov, un institut basé à Lyon. De fait, au mois d’avril, l’activité a baissé parfois de plus de la moitié par rapport à la normale dans certains instituts. « Par rapport à 2019, notre carnet de commandes a chuté d’environ 60% en avril, et il est encore en retrait de plus de 15% sur les trois premières semaines de mai », avance Laurence Stoclet, directrice générale déléguée finances et fonction support d’Ipsos, le leader des instituts français.

Séisme 

« Nous avions anticipé une baisse d’activité de 50 % pendant le confinement, et c’est effectivement ce qui s’est produit », remarque Yves del Frate, CEO de CSA et des data solutions d’Havas. Plusieurs facteurs se sont cumulés pour provoquer ce trou d’air inédit. « Pour produire certaines enquêtes, il faut pouvoir réaliser des interviews en face-à-face ou au téléphone. Or nous avons dû fermer certains de nos call centers et suspendre les face-à-face, et ce dans quasiment tous les pays où nous sommes présents. Ces modes de collecte traditionnels représentent encore pratiquement la moitié de notre activité, le online étant à 53 %. Qui dit pas de collectes, dit aussi pas le chiffre d’affaires correspondant », indique Laurence Stoclet. À cela s’ajoute, remarque-t-elle, des clients peu enclins, pendant cette période, à « interroger les consommateurs sur la couleur de l’emballage de leur dernier produit ». Et surtout, des clients durement touchés, voire carrément stoppés net dans leurs programmes de recherche. Certains ont coupé leurs dépenses marketing, comme dans les secteurs automobile ou aérien.

Devant un tel séisme, les instituts ont, logiquement, activé les dispositifs de chômage partiel. Un peu moins de la moitié du personnel d’Ipsos en France, le n°3 mondial du marché derrière Nielsen et Kantar, a été concernée par cette mesure. Chez CSA, celle-ci a porté sur la moitié des collaborateurs, le groupe Havas ayant compensé à 100% la baisse de salaire. Chez Enov, qui emploie 80 personnes pour plus de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires l'an dernier, l’interruption d’activité a touché 15% des effectifs. Le télétravail est partout devenu la règle. « On s’est réinventés en quelques heures, même si on avait déjà éprouvé le système au moment des grèves, qui avaient servi de crash-test. Dès le 17 mars, on a pu opérer à 100% en télétravail, avec une activité 100% numérique. Même le département quali a organisé des groupes en visio-conférence, si bien que nous avons assuré une continuité totale de nos services aux clients », se félicite Yves del Frate chez CSA, qui emploie 180 personnes à Puteaux. « On a même pris un brief le vendredi soir avant le week-end de Pâques, pour un retour mardi et les résultats dix jours après », se souvient-il, amusé.

Le marché mondial des études, en baisse

Quel sera, au final, le bilan de la pandémie sur l’activité des instituts en 2020 ? « Nous préférons ne pas tirer de plans sur la comète, mais la certitude, c’est que notre secteur n’est pas immunisé contre son environnement », indique Laurence Stoclet, qui avoue sa crainte que « la crise sanitaire se transforme en crise économique et financière ». « Nous avons beau avoir un métier défensif et résilient, en 2009, année au cours de laquelle l’économie mondiale a chuté de 2%, le marché mondial des études a lui-même enregistré, selon l’Esomar [Association européenne pour les études d'opinion et de marketing], une baisse de 3,5% », se souvient la dirigeante. Selon elle, si l’Europe affiche en fin d’année une chute de 10% de son PIB, « il n’y a pas de raison que le marché des études, qui accompagne les décisions des acteurs de l’économie, fasse mieux ».

Les instituts ont pourtant des raisons d’y croire. D’abord parce qu’un frémissement, fin mai, se faisait déjà sentir. « Il y a une recrudescence de l’activité depuis quelques jours, avec une prise de conscience des annonceurs qu’il est important de ne pas perdre leur capital de marque », relève Barbara Vite, head of research and insights du groupe Dentsu où elle dirige, à La Défense, le département Data to decision. Cette spécialiste se dit « assez optimiste pour juin » et enregistre une évolution d’état d’esprit chez ses clients. « Ils prennent la température de l’opinion et se demandent sur quel thème communiquer. Ils sont plus attentifs au contenu des messages, avec un budget contraint, qu’à la stratégie des moyens, avec une demande aussi de marketing de précision, par exemple dans le secteur du tourisme, où les acteurs cherchent à savoir vers quels leviers les gens vont se tourner pour faire leur choix de destination de vacances », relate-t-elle. « Nous avons une assez bonne visibilité de l’inertie de notre marché et j’anticipe un retour à la normale total pour septembre », affirme Yves del Frate, qui compte profiter de la crise pour mettre en place, à la rentrée, une nouvelle organisation de travail faisant la part belle au télétravail.

Irruption du big data

Surtout, après quelques années difficiles où le marché des études a dû digérer l’irruption du big data, il a réussi en 2019 à retrouver de la légitimité, et la progression qui va avec. « Nous sommes sur une croissance plus importante en 2019, de l’ordre de 4%, et surtout nous avons regagné en régularité », indique Luc Laurentin, senior vice-président de BVA Group et président de Syntec Etudes, qui rassemble 80% des acteurs du marché. Selon lui, les études tirent profit du fait que « les entreprises se posent énormément de questions. » Il y a donc un fort « besoin d’accompagnement de la compréhension des enjeux de transformation de la société ». « Nous sommes confiants en l’avenir de notre métier au vu de l’importance pour nos clients de disposer d’un point de référence fiable dans un environnement où ils sont submergés d’informations contradictoires, parfois fausses », ajoute Laurence Stoclet. Avec le big data, l’information est désormais disponible partout gratuitement, mais elle ne permet pas, selon elle, « de prendre les bonnes décisions ». Il faut pour cela disposer d’informations « fraîches », et donc « savoir interroger correctement les gens ». Porté par la croissance, son groupe, Ipsos, a dépassé, au niveau international, les 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019, en hausse de 14,5% en un an.

«Décider dans l'incertitude»

Yves del Frate constate lui aussi cette « appétence pour la connaissance des consommateurs, qui revient au cœur des préoccupations des annonceurs ». « On le mesure dans la volumétrie des consultations », indique le patron de CSA. Mais il pointe une difficulté : « Avec la profusion des données, il se produit une confusion entre la donnée fiable et la donnée technologique, certains annonceurs font l’amalgame et n’ont plus l’idée du prix à payer pour avoir une donnée de qualité. » Conséquence : le marché se porte bien en termes de dynamique, moins bien sur le « pricing power » des produits, c’est-à-dire le prix auquel ils peuvent être vendus. Les instituts, selon Yves del Frate, sont pris « dans un étau », contraints de « travailler plus pour gagner moins ». « La seule manière d’en sortir, c’est de redonner toute sa valeur à l’intelligence de la donnée », résume, avec l’art de la formule, l’ancien publicitaire. La période pourrait bien venir donner un coup de pouce à l’argumentaire des instituts. « Globalement, le marché des études se porte d’autant mieux que l’on est dans une période plus incertaine. Le grand sujet aujourd’hui pour un patron, c’est de décider dans l’incertitude », analyse Assaël Adary, président du cabinet d’études parisien Occurrence. Difficile de souhaiter mieux, dans ces conditions, que les mois à venir…

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