C’est la nouvelle star du xxie siècle, celle qu’Elon Musk croit capable de déclencher une troisième guerre mondiale. Environnement, médecine, armement : partout, l’intelligence artificielle affole. Partout, sauf dans l’imperturbable microcosme de la création publicitaire, où l’on pense que le putsch n’est pas pour demain. Pour le président de BETC Stéphane Xiberras, par exemple, il est encore beaucoup question d’effets d’annonce : « On joue souvent sur l’amalgame entre la véritable intelligence artificielle, capable de penser, et l’automatisation des tâches. Mais l’analyse de données n’a pour l’instant jamais permis de créer. » Un constat qu’approuve François Brogi, VP création de l’agence data Artefact : « Je crois au pouvoir de l’émotion, de la surprise et de l’audace. Autant de traits dont l’IA n’est pas suffisamment dotée, puisqu’elle se base surtout sur l’apprentissage de l’existant. » Jean-Philippe Desbiolles, vice-président d’IBM Watson, tranche la question, en considérant que le saut créatif reste bel et bien humain : «Nous n’avons pas actuellement la maturité suffisante pour laisser agir des systèmes non supervisés. Je crois surtout à la complémentarité entre créateur et IA, celle-ci devenant pour lui un formidable stimulant et une manière de répondre aux besoins d’hyperpersonnalisation d’un consommateur en crise de confiance. »
Des outils de soutien
L’IA n’est donc pas tant là pour générer l’acte créatif que pour le soutenir. Une aide effective sur l’ensemble de la chaîne, à commencer par les insights. L’agence VMLY&R, par exemple, avec l’aide de doctorants en sémantique, finalise actuellement le développement d’EVE. Cette IA autoapprenante peut aider le planning stratégique à analyser les contextes clients en saisissant les nuances émotionnelles du langage naturel et des conversations sociales. « Face aux quantités exponentielles de données, le planneur ne pouvant plus agir seul, il est probable que ces outils se généralisent d’ici à 2025 », explique Mathieu Morgensztern, CEO de la maison mère, WPP France. Avec Marcel, Publicis Groupe se met déjà au pas. Le projet d’intelligence collaborative, actuellement
en test, promet de connecter 80 000 collaborateurs pour les assister au quotidien : réseau social, gestion d’agenda, historique clients, appel à idées… Et tout cela n’est qu’un début, prédit Olivier Reynaud, fondateur de Teads et de nouveau startupper dans le domaine de l’intelligence artificielle créative : « Les créatifs pourront bientôt avoir à portée de main les matériaux du monde entier sur un thème donné pour les inspirer et les accompagner jusqu’à l’étape du storyboard. Les techniques sont là, la pratique doit suivre. »
Autre cas d’usage, celui du déploiement : ciblages plus précis, découverte de nouvelles audiences, déclinaisons individualisables… Avec l’intelligence artificielle, le fameux Graal du precision marketing est tout près. « Une copy doit être aujourd’hui adaptée en vingt formats différents, tâche répétitive et non créative. Ces intelligences libèrent du temps, pour l’instant sur des déclinaisons digitales, mais bientôt sur tous les formats publicitaires », analyse Olivier Reynaud.
Renforcer l’idée publicitaire
Pour l’heure, ce sont seulement les technologies de dynamic creative optimization (DCO) qui tournent à bloc, capables de décliner une création en milliers de formats online personnalisés. WPP confesse par exemple la création de 70 000 formats uniques sur sa dernière campagne PepsiCo Asie. Et si l’agence belge Happiness réussit à dupliquer l’exploit sur le offline en proposant 1 440 spots TV pour le casino
en ligne Slotomania, ce n’est que grâce au savoir-faire de 142 copy-writers autour de la machine. Car pour Matthias Ferriere, DCO manager de l’agence de création Biborg, c’est là que réside le secret : « Les machines, binaires, ne peuvent encore saisir toutes les nuances du comportement utilisateur. Il faut s’imposer de manière systématique une optimisation créative humaine, garante de l’esthétique et du message créatif final. L’automatisation ne doit pas dégrader l’idée publicitaire, elle doit la renforcer. »
À brève échéance, les arts appliqués autour de la création devraient aussi bénéficier d’innovations algorithmiques, qu’ils connaissent déjà bien. En 2006, Lars Von Trier laissait déjà les machines décider des cadrages pour Le Direktør. Et depuis 2015, André Manoukian propose avec Muzeek un générateur de musiques originales à la demande. Les effets spéciaux sonores et visuels progressent eux aussi à vitesse grand V, poussés par un écosystème de start-up prometteuses.
Dernière corde à l’arc de la création et non des moindres, le fait, pour l’intelligence artificielle, de représenter tout simplement un nouveau terrain de jeu créatif sans limites. Les belles histoires ne manquent pas. Après avoir créé pour Canal + « Aimen », une IA pontificale, à l’occasion de la sortie de la série The Young Pope, BETC revendique « #AudienceAuRoi », qui a fait revivre la voix du Roi-Soleil pour la dernière saison de Versailles. Artefact s’est également distinguée avec « Orizon » pour Greenpeace, un logiciel de spéculation immobilière pour miser cyniquement sur la montée du niveau de la mer. Rothco, agence d’Accenture Interactive, a quant à elle monté les marches de Cannes en juin dernier pour « JFK Unsilenced », travail technologique qui a imaginé sur la base d’archives le discours qu’aurait pu prononcer le président américain à Dallas. Ces exemples et tous les autres ne montrent qu’une seule chose : jusqu’à nouvel ordre, derrière une machine, il y a toujours des hommes.
Les bides créatifs de l’IA (volontaires ou pas)
N’en déplaise aux théories orwelliennes, en matière créative, l’IA a aussi beaucoup failli. Citons entre autres le court métrage expérimental Sunspring, aux dialogues délirants
(« Tu devrais voir le garçon et te taire. Je suis celle qui était censée avoir 100 ans »), mais aussi l’alliance Google-Zalando, qui rêvait avec le projet Muze d’éditer les premiers vêtements conçus par une machine. On a rarement vu plus laid. L’année dernière, Burger King s’est essayé à l’exercice. Avec des slogans aussi absurdes que « Le whopper vit
dans un manoir de pain exactement comme vous », la marque prouve, une fois de plus,
que l’intelligence humaine a encore de belles heures devant elle.
La copy Lexus, ou l’émotion qui dérange
En novembre dernier, le constructeur automobile Lexus et son agence The&Partnership lançaient une copie publicitaire au scénario intégralement créé par une IA. Cette dernière, conçue par IBM Watson, avait dû pour l’occasion ingérer plusieurs centaines d’exemples de campagnes pour des voitures et des produits de luxe. Problème majeur de cette création, alors que les fervents défenseurs de l’intelligence humaine clament
l’incapacité d’une machine à ressentir et à restituer de l’émotion, le résultat déconcerte. L’histoire joue bien
sur les affects, proposant en prime un zeste de suspens. Le réalisateur oscarisé Kevin Macdonald reconnaît d’ailleurs avoir conservé 98 % du script en l’état. Une brèche est-elle ouverte ?
WPP, en marche forcée vers l’intelligence artificielle
Chez WPP France, on ne philosophe pas sur les conséquences d’un monde « IA first », on s’y prépare. Aux grandes manœuvres, le patron du groupe Mathieu Morgensztern, expert digital s’il en est et parmi les rares du marché à croire aujourd’hui à une IA capable de produire l’inattendu : « AlphaGo Zero, la version informatique de jeu de go de Google, vient d’apprendre à jouer mieux qu’un humain à partir de simples règles et non du passé. Alors certes, le chemin est encore très perfectible, mais l’IA est aujourd’hui capable de créer
la surprise, au sens propre comme au figuré. »
Comme d’autres acteurs, le groupe travaille bien sûr à des expérimentations création et média, en écosystème ouvert. Mais le signal fort reste ailleurs, WPP investissant massivement – 7 milliards d’euros en huit ans – dans la création et le déploiement d’algorithmes propriétaires. « Travailler les services du marché, c’est le contrat de base. Créer ses propres outils, là est le véritable saut pour notre profession », explique Mathieu Morgensztern. On compte parmi les trois plus fortes innovations du groupe M Insights, EVE et Co-Pilot. M Insights reste un facilitateur pour agréger et analyser les data de contexte afin d’accélérer le travail des planneurs des agences publicité et média. EVE viendra bientôt renforcer cette veille sur le périmètre spécifique du client, en proposant, en partenariat avec Kantar, la conjugaison de données conversationnelles, attitudinales et de marque. Et Co-Pilot soutiendra le pilotage des campagnes média et programmatiques. Ces solutions sont en passe d’être déployées au sein
de l’ensemble des structures média et créatives du groupe en France dans les mois qui viennent.