Stratégies summit
Développement du brand content et des nouveaux formats narratifs dans la publicité, montée en puissance de la technologie dans la communication, relations avec les annonceurs, organisation des groupes, fusion Publicis-Omnicom… Yannick Bolloré, 33 ans, président d’Havas depuis la fin août, livre sa vision.

En quoi, selon vous, la création de contenu pour les marques est-elle une façon innovante de communiquer? N'est-on pas dans un effet de mode?

 

Yannick Bolloré. Il est clair que la question de savoir comment les marques communiquent en dehors de leur espace traditionnel de publicité ne date pas d'hier. Ce qui est nouveau, ce n'est pas le brand content en lui-même, c'est l'univers dans lequel évoluent les marques aujourd'hui. Le digital a entraîné une fragmentation très forte des audiences, ce qui rend plus difficile pour les marques de toucher leurs consommateurs ou leurs prospects. Le digital a changé aussi la nature et le mode du dialogue entre les marques et les gens. Enfin, tous les modes de distribution traditionnels des produits vers les consommateurs sont profondément bouleversés. Dans cet univers changeant, de plus en plus complexe, les marques ont besoin de pouvoir être présentes dans la vie des consommateurs à différents stades de l'acte d'achat. Et l'on sent bien dans nos agences et chez nos annonceurs une envie de faire plus de brand content, d'être plus innovant là-dessus.

 

Un groupe comme Havas est-il totalement «équipé» pour le brand content dans toutes ses dimensions ?

 

Y.B. Au risque de vous paraître prétentieux, je pense qu'Havas est un peu avance sur le sujet. Dès 2009 était créée Havas Productions, société au sein de laquelle ont été rassemblés des gens de la publicité et des gens qui venaient du monde de la télévision, y compris des journalistes, et des spécialistes de la narration longue durée. Nous sommes capables de créer des formats plus longs que le spot de 30 secondes en intégrant parfaitement les problématiques de marque, de créer des contenus très novateurs comme les mini-documentaires conçus pour la Marine nationale et qui sont diffusés tous les jours sur NRJ12, comme un documentaire sur Marilyn Monroe et la malle Vuitton qui était dans sa chambre le jour où elle a été retrouvée morte, comme le documentaire réalisé sur les coulisses des bébés-rollers d'Evian qui a été vendu dans une trentaine de villes dans le monde, comme Kaïra Shopping pour Pepsi... Nous excellons dans tous les genres narratifs.

 

On parle aussi de plus en plus de «native advertising», une nouvelle forme de publi-rédactionnel qui prête le flanc au reproche du mélange des genres. Qu'en pensez-vous?

 

Y.B. C'est un vrai sujet. On voit poindre ici ou là une sorte de normalisation du native advertising. Je pense que les médias doivent prendre garde à ne pas rompre le contrat de confiance avec leur audience. Il est important de ne pas franchir la ligne. Une marque médias, c'est très important ; dans un univers fragmenté, c'est une caution. Le jour où le lecteur ou l'internaute ne voit plus franchement la frontière entre la rédaction et la publicité, cela peut affaiblir la marque média, ce qui à terme est mauvais pour les marques.

 

Quelle est l'efficacité du brand content? Quels peuvent être les critères de mesure?

 

Y.B. L'efficacité et sa mesure sont peut-être le sujet le plus crucial des dix prochaines années, au-delà du brand content d'ailleurs. C'est une préoccupation majeure des annonceurs aujourd'hui. «La moitié de mon budget publicité ne sert à rien, le problème c'est que je ne sais pas laquelle.» On a tous en tête cette fameuse phrase... Or aujourd'hui, avec le digital et la data, de nouveaux process permettent de mieux mesurer l'efficacité de différentes actions de communication. On est capable aujourd'hui sur certains cas de brand content de la mesurer au travers des demandes d'information sur un produit ou des actes d'achat ; on est capable de la modéliser de plus en plus.

 

Les agences médias ne sont-elles pas menacées par les ad-exchange et le RTB? Les évolutions technologiques ne favorisent-elles pas la négociation directe entre les annonceurs et les médias?

 

Y.B. Il y a toujours une tentation des médias de dialoguer en direct avec les annonceurs. Je dirais cependant que dans un monde de plus en plus complexe, il est difficile pour un annonceur de se passer d'une certaine expertise.

 

Et cette expertise, elle ne peut pas être chez le média?

 

Y.B. Je ne pense que le média soit le mieux placé. Il deviendrait juge et partie. Pour des raisons évidentes d'objectivité, l'expertise est chez l'agence médias, pas chez le média. Google, puisque c'est à lui que vous pensez, est un cas particulier : il est en monopole en Europe, ce qui n'est pas le cas dans le monde.

 

La place de plus en plus importante de la technologie dans le marketing et la communication nécessite de lourds investissements et modifie le profil des collaborateurs des groupes de communication.

 

Y.B. En effet. Chez Havas comme dans les autres agences, il y avait auparavant deux types de population: les rationnels, acheteurs médias, experts; les émotionnels, créatifs, grands commerciaux. On voit poindre un nouveau profil, technologique, avec des ingénieurs, des statisticiens. Havas, qui était une sorte de mélange de rationnel et d'émotionnel, ajoute la technologie à son alliage. MFG Labs, une société d'engagement sur les réseaux sociaux que nous avons acquise récemment, est un bon exemple de ces nouveaux profils chez nous. C'est un groupe qui a été créé par de grands noms des mathématiques, dont un médaillé Field. On a donc chez nous maintenant l'équivalent d'un prix Nobel de maths et d'autres «génies» qui travaillent au service des clients en analysant les données postées sur les réseaux sociaux et comment les appliquer à des processus d'acte de vente et augmenter les taux de conversion. Les résultats de cette société sont extrêmement impressionnants.

 

Cela vous conduit-il à réallouer vos capacités d'investissement en direction de ces métiers technologiques, peut-être au détriment des métiers et des compétences plus traditionnels?

 

Y.B. Nous évoluons dans un monde compliqué et je pense qu'il est important de conserver quelques idées simples. Quelle est la mission d'Havas? Mettre en relation des marques et des consommateurs. Les moyens pour y arriver? La créativité, le média et maintenant la technologie. Tous les investissements auxquels Havas procède ont un seul but: améliorer l'expertise de notre groupe en vue de répondre aux problématiques de nos clients. On sent chez eux une envie de plus de data, de plus de mesure d'efficacité, de mieux comprendre les réseaux sociaux ; donc Havas investit en ce sens partout dans le monde. Mais cela ne se fait pas au détriment de quoi que ce soit. Havas est dans une situation financière très saine et a les moyens de réaliser toutes les actions dont elle a besoin.

 

Le projet de fusion entre Publicis et Omnicom doit permettre, c'est un argument avancé par les deux groupes, d'investir plus lourdement pour faire face à la concurrence de Google notamment. Est-ce un point que vous retenez?

 

Y.B. Ce projet pose avant tout la question de la taille. C'est un vrai sujet pour les groupes de communication. Nos clients sont de plus en plus mondiaux et ont besoin de groupes de taille mondiale pour pouvoir les accompagner dans tous les pays où ils sont implantés. Sur ce critère, Havas remplit largement le «cahier des charges». L'autre sujet qui nous ramène à la taille, c'est le digital. Quelle est la bonne taille pour répondre à cette mutation ? Ces quinze dernières années, nous avons fait face à de nombreux bouleversements et je ne crois pas que cela va s'arrêter. Pour un groupe de communication qui veut rester en phase avec ses clients dans un monde où les choses bougent, il est important de garder une certaine agilité, une capacité à innover. Etre grand c'est bien, mais il faut rester svelte plutôt que lourd. Je ne suis pas capable de vous dire quels seront les prochains bouleversements; ce que je sais, c'est qu'Havas a une organisation qui a placé le digital, la data, le contenu au cœur de tous ses process, et qui est capable de s'adapter très facilement.

 

Havas a-t-il la taille adéquate aujourd'hui?

 

Y.B. Quand on regarde l'évolution récente du groupe, on voit que l'indice de satisfaction de nos clients est assez élevé, qu'Havas a su procéder aux bonnes acquisitions, qu'elle continue d'attirer les talents, qu'elle gagne de grandes compétitions au niveau mondial. Havas est à un moment de son histoire qui est extrêmement positif. Sa taille est quelque chose de clé dans son succès aujourd'hui.

 

A 16 000 salariés, comme c'est le cas d'Havas, une entreprise est-elle encore à taille humaine?

 

Y.B. Tout dépend de la façon dont est construite l'entreprise. Vous pouvez être à taille humaine à 16 000 personnes et ne pas l'être à 1 600. Havas place l'humain au cœur de son organisation. La communication est un «talent business», ce qui nous intéresse c'est d'attirer et de conserver les meilleurs talents. Oui, Havas reste à taille humaine même si sa taille lui permet de rivaliser avec les géants mondiaux de la communication.

 

Les groupes de communication privilégient aujourd'hui la constitution d'équipes «transversales» pour participer à d'importantes compétitions ou gérer de très gros clients. Est-ce que cela ne questionne pas leur organisation traditionnelle?

 

Y.B. C'est un sujet totalement clé. Aujourd'hui, les très grands groupes sont des holdings aux méthodes proches de celles des fonds d'investissement gérant des portefeuilles, des réseaux dont le dernier constitué est le digital. Havas a eu une stratégie différente puisqu'à partir de 2008-2009, on a considéré que le digital n'était pas un monde virtuel mais faisait partie intégrante du monde réel. Notre organisation est plus simple: un grand réseau publicitaire Havas Worldwide, un grand réseau média Havas Media et deux réseaux alternatifs, Arnold en publicité et Arena en média. Le digital n'est pas un réseau à part, il est intégré à nos réseaux existants. Nous avons fusionné les comptes de résultats, nous sommes donc un groupe intégré.

 

Comment s'inscrivent les «Havas Village» dans cette organisation?

 

Y.B. Avec le concept d'Havas Village, nous allons un cran plus loin dans l'intégration: agences créatives et agences médias sous un même toit, comme c'est le cas ici à Puteaux. Cela crée une dynamique de groupe très fructueuse. On s'aperçoit d'ailleurs que les résultats d'Havas en France sont très positifs, +3,3% au premier semestre 2013, alors que le marché est plutôt à -3%. Le fait d'être capable de faire travailler les gens ensemble est très important. Certains clients veulent continuer à travailler avec deux structures différentes, l'une pour les médias, l'autre pour la création. Mais de plus en plus ils nous demandent de mieux travailler ensemble. Le digital a flouté les frontières entre ces deux pôles création et médias. Passer d'une organisation «network centric» à une organisation «client centric», c'est vraiment clé. On parlait de taille tout à l'heure: tout cela est quand même plus facile à mettre en œuvre quand vous avez un groupe «à taille humaine».

 

BETC constitue son propre réseau au sein du réseau Havas. N'est-ce pas contradictoire ?

 

Y.B. BETC est une agence clé pour le réseau d'une part, elle a besoin du réseau pour gérer ses clients internationaux d'autre part. Pour l'instant, BETC, c'est encore essentiellement parisien: 700 personnes à Paris, une trentaine à Londres, et peut-être une ouverture en Amérique latine, cela reste à finaliser. Projetons-nous dans l'avenir par rapport à votre question: quid d'un succès très fort de BETC à l'international? Je serais très heureux que vous me reposiez la question en temps utile!

 

Havas a une tradition de communication politique, incarnée par Stéphane Fouks depuis des années. Cela a souvent défrayé la chronique. Quelle est votre position sur ce sujet?

 

Y.B. La vraie tradition d'Havas est de travailler pour des marques. A la fin des années 1970, sous l'impulsion de Jacques Séguéla et de Jacques Pilhan, il y a eu la création d'une cellule de spin-doctorat. Mais c'est quelque chose d'extrêmement marginal dans les 1,8 milliard d'euros de marge brute du groupe. C'est plutôt un non-sujet chez nous même si cela a un fort écho dans les médias, en France uniquement, particulièrement il y a quelques mois. Je suis très heureux, les clients de Stéphane Fouks sont très heureux qu'il leur soit maintenant consacré à 100%.

 

C'est donc bien une page qui est tournée?

 

Y.B. C'était quelque chose d'assez flou et de très marginal pour Havas, et même dans l'emploi du temps de Stéphane Fouks. C'est aujourd'hui une page qui est tournée.

 

Compte tenu du cousinage Havas-Vivendi, y a-t-il des synergies entre les deux maisons?

 

Y.B. Havas et Vivendi ont à nouveau un actionnaire commun aujourd'hui, le groupe Bolloré, comme c'était le cas à la fin des années 1990 lorsque la Compagnie générale des eaux a racheté Havas. A ce stade, on ne peut pas dire qu'il y ait des synergies particulières entre les deux groupes. Il n'y pas de feuille de route en ce sens.

 

A terme, ne va-t-on pas vers une intégration Vivendi-Havas ? N'y aurait-il pas une logique industrielle et financière?

 

Y.B. Vivendi réfléchit actuellement à l'organisation de son portefeuille d'activité. Havas va très bien tel qu'il est, il n'y a pas de sujet stratégique. Sa taille est pertinente par rapport au secteur. Son actionnaire de référence est là pour le long terme. Pour le reste, on est dans la conjecture pure. Je reçois beaucoup de notes d'analystes très inventives mais ce n'est pas du tout le sujet aujourd'hui.

 

Cela renforcerait le reproche de conflit d'intérêt médias-régies-conseils.

 

Y.B. Oui, vous avez raison, encore que cela reste tout à fait mineur. Il est aujourd'hui possible dans un groupe de gérer ce genre de configuration en mettant en place des «murailles de Chine».

 

Le groupe Publicis a du reste une activité de régie...

 

Y.B. ...vous avez remarqué que je ne l'avais pas mentionné!

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