Sidération! Cet homme face aux caméras, menotté, livide, encadré par des policiers new-yorkais, c'est Dominique Strauss-Kahn, le directeur général du Fonds monétaire international (FMI). En se réveillant ce dimanche 15 mai 2011, les Français découvrent que le favori à l'élection présidentielle de 2012 a été arrêté la veille pour agression sexuelle et tentative de viol sur Nafissatou Diallo, une femme de chambre du Sofitel de New York.
L'information n'a pas d'équivalent en France depuis 2000 en termes d'écho médiatique. Elle fera le tour du monde reprise par plus de 150.000 quotidiens selon Kantar Média. Dans cette affaire où tous les ingrédients qui font l'audience (sexe, argent, pouvoir, adultère, chute) sont réunis, c'est peu de dire que les médias vont abuser de l'aubaine.
Comment cet économiste brillant à qui les Français étaient prêts – foi de sondages – à donner leur confiance pour diriger le pays a pu se retrouver au cœur d'une histoire aussi sordide? L'enquête se soldera fin août par un abandon des poursuites, le procureur reconnaissant un «acte sexuel précipité» sans pouvoir établir s'il a été contraint ou consenti.
Mais cette affaire, portée au civil par les avocats de la plaignante, a ouvert la boîte de Pandore. De retour en France, l'ancien ministre socialiste doit répondre de la plainte de Tristane Banon, finalement classée sans suite, le parquet de Paris estimant que des «faits pouvant être qualifiés d'agression sexuelle sont reconnus» mais prescrits.
Las! Une nouvelle affaire éclate en novembre 2011 concernant un réseau de proxénétisme dans le Nord de la France, passant par l'hôtel Carlton de Lille. DSK y est cité, mais l'intéressé n'avait pas encore, le 16 décembre, été convoqué par le juge. On s'enfonce dans le fait-divers.
Zone d'ombre et vie privée
Les révélations sur ce qui apparaît être une double vie interrogent les médias, les politiques dans leur rapport à la communication et le métier de communicant politique («spin doctor»). Dès le début de la procédure américaine, les médias français se sont battus la coulpe sur le thème «on savait et on a eu tort de pratiquer l'omerta». «La protection de la vie privée ne doit pas servir de prétexte à cacher des pans entiers de la personnalité de politiciens qui sont candidats à diriger le pays. Ce doit être la leçon de l'affaire DSK», estime Pierre Haski, de Rue 89. Cela lance le débat: lever le voile sur la vie privée des hommes politiques n'est pas si simple, sachant que, sans plainte, les pratiques des uns et des autres, aussi libertines soient-elles, ne relèvent ni du délit ni du crime, mais de la sphère intime, donc protégées par la loi.
En revanche, ceux dont le métier est de conseiller et d'accompagner un homme politique dans la conquête du pouvoir peuvent-ils ignorer ou occulter ses zones d'ombre? La question est posée à toute la profession, et en l'espèce à la garde rapprochée de DSK: Stéphane Fouks, président d'Euro RSCG, Ramzi Kiroun, porte parole du groupe Lagardère et conseiller d'Arnaud Lagardère, Anne Hommel, son attachée de presse, et Gilles Finchelstein, le spécialiste des sondages, tous liés à l'agence d'Havas (Bolloré). Sans oublier son premier cercle politique: Jean-Christophe Cambadélis, Jean-Marie Leguen, Michelle Sebban etc...
Arianne Chemin, dans son article «Ce que Sarkozy savait de DSK» (Le Monde, 09/12/11) cite le député UMP Bernard Debré qui dit avoir été informé par des tiers de «virées dans un hôtel de Belgique avec DSK» et d'ajouter «j'étais épouvanté. J'ai déjeuné peu après avec Stéphane Fouks pour le mettre en garde.» Déjà en février 2011, Le Point titrait «DSK: de quoi a-t-il peur?», avec un long papier sur ses «handicaps».
«Si les communicants savaient, c'est une erreur professionnelle de ne pas avoir regardé la réalité en face et ne pas avoir admis qu'il ne pouvait pas participer à la course présidentielle. Et s'ils ne savaient pas, c'est encore une erreur, car un “spin doctor” doit tout savoir, lance Régis Lefebvre, directeur général de l'agence Blue, ancien communicant politique proche de l'UMP. Un curé qui aime les femmes ne fait pas curé.» Et pourtant… Le goût du pouvoir se mesure à la prise de risque.
«L'enjeu de toute écurie présidentielle, de droite comme de gauche, est de prendre le pouvoir avec des ambitions souvent personnelles, qui peuvent rendre aveugles et qui sont décuplées quand s'ajoutent des enjeux de business, lâche Arnaud Dupui-Casteres, président deVae Solis Corporate et conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon. Espérons que cette affaire va faire comprendre que la communication est un métier de professionnels dont la mission est d'accompagner les clients et pas un système fondé sur des réseaux, la puissance et le rapport de force.»
Un homme du sérail, qui préfère garder l'anonymat, estime qu'«on ne peut pas exclure que Dominique Strauss-Kahn, qui donnait l'impression d'être dans une valse hésitation sur sa candidature, ait été d'une certaine manière instrumentalisé par son entourage, bien plus pressé que lui de se voir à l'Elysée, ce qui apporterait une explication psychologique à l'affaire du Sofitel, un suicide social pour sauver son équilibre personnel.
Le scandale, le bruit d'une attente de changement
Si cette affaire a tant marqué les Français, c'est que «ce scandale ne se résume pas à une faillite morale, explique Jean-Christophe Alquier, vice-président de TBWA France; le scandale c'est l'expression d'une attente profonde de changement d'une société pour qui devient insupportable le rapport des hommes de pouvoir aux femmes, le sentiment que les élites sont dans le déni permanent de toute responsabilité et la manipulation de l'opinion».
En l'espèce, au delà des principes, se pose bien la question de la méthode qui a conduit à ce que l'image de Dominique Strauss-Kahn qu'on a donné à voir à l'opinion ne corresponde pas exactement à la vérité de l'homme. «Conseiller un homme politique, c'est l'aider à trouver une cohérence entre ses messages, son image et ses conduites» estime Stéphane Rozès, président du cabinet Cap.
Avant le 14 mai, sa garde rapprochée a peu à peu fabriqué un présidentiable parfait. «Il faut reconnaître qu'ils ont fait un travail remarquable en imposant DSK comme une figure incontournable, admet Arnaud Dupui-Casteres. Mais quand c'est aussi éloigné de la réalité, c'est toujours très risqué.»
A partir de l'élection de DSK au FMI en septembre 2007, qui en soi lui donne une stature de chef d'Etat, la «bande» d'Euro RSCG a orchestré, via les médias, sa montée dans les sondages tout en ayant à gérer l'adultère (déjà !) révélé en 2008 avec Piroska Nagy, qui avait failli lui couter son poste et son couple. A partir de 2011, à un an de la présidentielle, il s'agit alors de le faire exister comme candidat naturel du PS et, mieux encore, comme le prochain président, sans qu'il ne déclare ses intentions au risque, dit-on, de perdre aussitôt son job au FMI.
Tout l'art est de gérer cette posture du non-dit et son éloignement de la France, en jouant sur le désir et l'attente et en faisant de chaque visite à Paris un événement médiatique. La presse «amie» du groupe Lagardère est un relais précieux. En février 2011, de passage dans la capitale, DSK et son épouse Anne Sinclair font la une de Paris match qui titre de manière sibylline "La tentation de Paris". Lui entretient le suspense à charge pour sa femme de distiller des indices de candidature... La visite sera ponctuée par une interview sur France 2 qui moblisera plus de 7 millions de téléspectateurs sous influence. Un travail d'orfèvre!
Le 13 mars, Canal+ diffuse un documentaire censé installer le futur candidat qu'on découvre en patron de l'économie mondiale parcourant la planète, et pour la première fois, dans son intimité. Deux images, d'ailleurs opposées dans leur signification, annoncent les premières bévues: celles où on le voit cuire maladroitement des steaks énormes et défroisser son costume en gaspillant l'eau chaude. «DSK piégé par lui-même», raille la blogosphère.«L'opinion commence à s'agacer d'être ainsi prise en otage par ces mises en scène de quasi propagande, ces grosses ficelles marketing d'une autre époque qui manquent sincèrement d'authenticité» commente un expert. Est-ce un hasard de calendrier? Quinze jours plus tard, le 30 mars, François Hollande annonce sa candidature à la primaire, en «homme normal» voulant «incarner celui qui va inscrire la politique dans la sincérité, la vérité et la détermination», explique alors son conseiller, Stéphane Le Foll. Autre bévue, la photo publiée par Le Parisien montrant Ramzi Khiroun qui vient chercher le couple en Porsche. Encore plus bling bling que la Rolex de Nicolas Sarkozy!
Confusion entre information et communication
Au lendemain du 14 mai, à Stratégies qui s'interroge surl'impossible communication de crise, Stéphane Fouksconfirmera «qu'on ne joue pas les médias contre les juges». Mais pour sauver l'image de son ami, continuera d'instrumentaliser ou de faire appel à certains journaux sans compter la mobilisation des proches du couple. Premiers éléments de langage: «Ça ne lui ressemble pas» et la «théorie du complot», accrédité par un sondage de l'institut CSA (Bolloré) dirigé par Bernard Sananès, ex-Euro RSCG…(" A qui profite la théorie du complot? " s'interroge Stratégies le 26 mai). Six mois plus tard, le JDD titre «DSK seul face à sa maladie» (12/11/2011) et rapporte que le mari d'Anne Sinclair aurait décidé de se faire soigner. Un papier de citations anonymes de «proches» avec comme leitmotiv «personne ne l'a vu entrer dans cet autre monde» celui du réseau de prostitution. La collusion et la complicité auraient donc des limites? «Ils n'ont rien pu endiguer, à part s'agiter, lance Jean-Marc Lech, président d'Ipsos. Ce sont des professeurs de maintien qui vendent du vide.» Manuel Lagny, cofondateur de Meanings, que vient de rejoindre Marc Saint-Ouen cofondateur d'Euro RSCG C&O, argumente: «Dans la filiation de Jacques Pilhan, nous pensons qu'il faut redonner du sens, des repères et agréger aux métiers de la communication les métiers de l'intelligence.»
L'épisode du retour en France, le 4 septembre, qui visait semble-t-il à faire oublier les images terribles de l'homme emprisonné à Rikers Island, a suscité un profond malaise et même de la colère contre l'attitude de DSK et la frénésie des médias: d'abord la une de Paris Match du 25 août "Bientôt la France" où il est en short comme s'il rentrait de vacances. Puis son arrivée à Roissy tout sourire, aux côtés de sa femme radieuse, poussant son chariot de valises, puis en berline, vitres teintées, escorté tel un président par des motards... de presse, et l'accueil par une horde de journalistes et de badauds place des Vosges, jusqu'au salut à une caméra installée dans la cour intérieure de son immeuble. Pour Stéphane Rozès, "c'est une erreur et une faute de communication et la marque d'une profonde désinvolture et méconnaissance de l'imaginaire français.D'abord on fait acte de contrition et après on sourit". En tout cas, une manipulation des médias, dont certains sont, depuis le début de l'affaire, dans le mélange des genres.
Il faudra bien un jour que ces derniers se posent la question de leur responsabilité sociale. A cet égard, l'interview de Claire Chazal sur TF1, le 18 septembre, qui mobilise plus de 13 millions de télespectateurs, reste un modèle de confusion entre information et communication. On ne peut s'empêcher de se remémorer à la communication de Liliane Bettencourt - sa vie étalée dans Paris Match et en basket à la télévision- orchestrée en 2010 par la même agence Euro RSCG et des équipiers de Stéphane Fouks.
Responsabilité sociale et démocratie
«Si la communication politique ne s'interroge par sur sa façon de contribuer à la démocratie, elle court à sa perte et à son rejet, affirme Robert Zarader, président d'Equancy & Co, conseiller à titre bénévole et amical de François Hollande. Il faut clarifier ses objectifs, entre ce qui relève de la séduction et de la persuasion, ce qui relève de la responsabilité et de l'éthique. Les messages politiques doivent faire le pari de l'intelligence, pas du mensonge. Les journalistes et l'opinion savent décrypter les éléments de langage et ne sont plus dupes.»
«Pour notre métier, on sort de cette affaire avec un profond sentiment de malaise, ressent Vincent Lamkin, cofondateur de l'agence Comfluence. Le rôle du communicant n'est pas de jouer l'opacité, la dissimulation pour construire un artefact, mais de faire la pédagogie d'idées et de projets complexes au service de la démocratie et de réussir cette dualité entre l'homme normal que réclame le champ médiatique et l'homme sauveur qu'impose la Ve République.»
«Entre le quinquennat de Nicolas Sarkozy, qui a substitué le signe à l'action, et la pré-campagne de DSK, c'est toujours l'émotion qui parle avant la raison, avec le risque que la communication politique soit perçue comme la perversion ultime de la démocratie, s'inquiète Jean-Christophe Alquier, vice-président de TBWA France. Il faut faire le chemin inverse, défendre que de la raison et de la responsabilité peuvent naitre l'émotion.» Et opposer au cynisme de bon ton l'audace d'une authentique éthique.