Couverture rouge matelassée, feuilles dorées sur tranche, gros titres colorés et accrocheurs, signet en tissu, illustrations... Ecce Logo, de Gilles Deléris et Denis Gancel, cofondateurs de l'agence W & Cie, publié chez Loco, se situe à la frontière du missel et du Petit Livre rouge. «Nous portons un regard militant sur la marque en tant que fait de société. Qu'elle soit honnie ou adorée, il y a en elle quelque chose de précieux, de sacré. On parle d'ailleurs de marque culte, de communautés, de clients fidèles», commente Denis Gancel. «La marque est un rêve» mais elle est aussi malmenée et critiquée, comme le Christ présenté à ses détracteurs. D'où Ecce Logo, mélange d'«Ecce Homo» et de «No Logo». L'intérieur se picore ou se lit d'une traite. Gilles Deléris et Denis Gancel ont rédigé quatre-vingt-dix-neuf aphorismes qui leur permettent d'aborder divers aspects de la marque. Les textes s'accompagnent d'une collection inédite d'œuvres d'art contemporain. Les deux auteurs ont également conçu «un livre en conversation». Le débat se poursuit donc sur le blog (en attente du lien). Morceaux choisis.
Pour une écologie raisonnée des signes
Les marques sont émettrices de signes. Leurs rejets sont toxiques. Les agences de publicité et de design sont coresponsables. L'écoconception visuelle intègre d'emblée l'idée que «parler fort» pour «marquer» davantage est une agression de moins en moins acceptable. Il en va des marques comme des acteurs sur une scène: elles peuvent chuchoter et être parfaitement audibles. L'architecture, explique Christian de Portzamparc, c'est l'art de ménager des espaces entre des immeubles. Autrement dit, de la même façon que c'est par le blanc que se conçoit une belle mise en pages, par ses silences que se révèle une musique, c'est par le vide que l'on construit la ville, dans des espaces vierges de signes où l'esprit peut librement circuler.
L'identité bien tempérée ménage des piano et des fortissimo.
"de signes, moins gros le logo dès lors qu'il est à la bonne place. Moins de matériaux, moins d'énergie électrique dépensée sans compter pour allumer sa marque sans discernement, mais plus d'esprit et de connivence, plus de qualité et d'attention: après cinquante ans de stratégie du décibel, les marques auraient tout à gagner à apprendre à se taire.
Il est temps de militer pour une écologie raisonnée des signes.
Il n'y a pas de plus belle présence qu'un très beau silence.
Le maire d'une métropole a bien la responsabilité d'un chef d'orchestre: constatant que ses musiciens jouent trop vite et trop fort, il a le devoir, s'il ne veut pas que la salle se vide, de leur faire ralentir la cadence, de les faire baisser de trois tons, ou de les faire taire!
Le design a rendez-vous avec la pub
Tallon, Prouvé, Müller-Brockmann hier; Starck, Ora-Ïto, Newson, Wilmotte, Jouin, Brody, Sagmeister aujourd'hui; ils font la une des gazettes, renvoyant les stars de la pub et leurs excès dans les rubriques people ou les nécrologies industrielles.
Une véritable culture design se développe aux côtés de la culture pub.
Les conditions sont favorables pour associer dans un processus commun les anciens frères ennemis de la communication.
Cette mise en mouvement, à laquelle s'associent pleinement les acteurs du digital, est une bonne nouvelle pour les marques. Elle va permettre en une génération de décloisonner les formations des écoles de commerce et des écoles d'art, brisant les ostracismes, fédérant les «cerveaux gauches» et les «cerveaux droits» autour d'une idée simple: l'entreprise et ses marques ont besoin de l'interaction de tous les signes qui leur sont proposés.
Elle réconcilie des métiers qui s'ignoraient depuis trop longtemps, ouvre des perspectives à toute une population de créatifs et de consultants qui attendaient depuis des années que des passerelles se tendent.
Elle place au centre de ses réflexions la problématique de l'écologie des signes, du packaging à l'affichage, des tunnels de publicité à la signalétique, et porte attention à la demande pour ajuster l'offre, et non l'inverse...
C'est sur le terrain que la complémentarité des approches s'impose.
Ces rencontres inventent une nouvelle expertise qui ne relève pas de la coordination savante de métiers parallèles, mais bien d'un savoir-faire particulier qui les envisage comme interdépendants, en interaction.
La marque n'est plus schizophrène. Elle est «une», entière, harmonieuse.
Les frères ennemis d'hier sont aujourd'hui les alliés de la marque, l'accompagnant dès sa naissance, vivant à ses côtés en toutes circonstances, en tous lieux et médias, lors des phases de changement, dans les moments difficiles, en bénéficiant alors de leviers d'action extraordinaires lorsqu'ils sont associés.
Le management en question
Axel Krauer, manager emblématique de Ciba Geigy, avait mené, dans les années quatre-vingt-dix, une enquête pour chercher à comprendre pourquoi son groupe n'innovait plus. Il avait alors constaté que le début de cette stérilité créative coïncidait avec la décision de regrouper ensemble toutes les unités de recherche. Il décida sur-le-champ de reconstituer de petites équipes autonomes!
Le réenchantement des marques passe d'abord par un réenchantement interne. Le management stéréotypé importé par des charters entiers de professeurs européens estampillés PhD est révolu27. Il faut réinvestir la sphère du management pour le refonder sur des valeurs de bon sens, d'intégrité et de respect de la personne. Le nouveau management viendra peut-être de l'Europe ou de certains pays émergents, qui auront compris que l'argent et le profit coûte que coûte ne peuvent être le maître étalon de toute action dans l'entreprise. L'argent fou28 a généré une dictature insidieuse et quotidienne qui ruine l'affectio societatis des entreprises et est la cause de multiples formes de violence, subies par des millions de salariés. Le mouvement engagé par l'Allemagne est intéressant à observer. Les universités et les écoles de commerce déboulonnent la statue de Jack Welch, ancien patron de General Electric devenu gourou du management, incarnation dépassée d'une idolâtrie qui a coûté cher. L'Allemagne remet en cause de fond en comble les fondements du management à l'américaine, fondé sur l'escalade perpétuelle de la performance et l'intéressement sans limite des managers. L'après-crise renvoie chaque pays, chaque manager à l'invention d'un nouveau modèle, plus social, plus humain, plus durable. Deux familles de managers risquent de s'opposer. Celle qui restera sur un schéma ancien dans lequel l'avidité et la recherche de la performance à tout prix demeureront les fondements. Et celle qui cherchera à intégrer l'impérieuse nécessité de la redistribution et de l'équité au sein des entreprises. Ce débat de société risque d'égaler en ampleur et en intensité les débats du xxe siècle. Les marques en sont déjà parties prenantes.
Warhol et Pol Pot contre Schrödinger...
Une marque n'est pas un consensus. Une marque est un pari, une épopée en marche, c'est un risque assumé et non la motion molle soumise à l'approbation du plus grand nombre. «Moins de tests, plus de testicules», lançait Jacques Séguéla à l'adresse de clients frileux. Hélas, son appel est resté sans réponse.
Les vingt dernières années ont vu se multiplier les non-décisions parmi des équipes internes tétanisées par le choix, s'abritant derrière des batteries de tests.
L'idée s'est installée selon laquelle cette méthode «participative» s'imposait avec évidence en toutes circonstances. Micro-trottoir, groupes quali, avis du public... Ce phénomène s'est amplifié sous l'influence des communautés en ligne donnant, sans y avoir été invitées, à tout moment et à tout propos leur opinion. C'est un effet collatéral du monde digital. Disposant d'une tribune dont il est le héros et qui donne l'illusion de l'égalité des points de vue, chacun accède à son quart d'heure de célébrité. Warhol exulte.
La dictature des ignorants s'impose à tous. Et l'on signe ainsi la fin des experts et des professeurs. Là, c'est Pol Pot qui triomphe.
Si la mécanique quantique, parce que trop complexe et perçue comme une matière d'expert - que Schrödinger se rassure -, échappe à ces bavardages, la marque, par définition accessible à tous, est un prétexte à brèves de comptoir permanentes, chacun se déclarant compétent.
Alors on la teste. On fait d'une ambition managériale un objet d'étude soumis à l'agrément d'un panel représentatif. Un panel dont le jugement est pourtant inadapté à l'analyse d'un signe qui doit être avant tout projectif, en avance de phase. Sur les bases d'un test, Coca-Cola, la marque la plus valorisée au monde, n'aurait pas franchi le premier tour d'un groupe quali à Douglasville, Georgie, banlieue ouest d'Atlanta...
La démocratie vue sous cet angle-là infirme l'adage selon lequel on est plus intelligent à plusieurs que tout seul. Chacun sait qu'un dromadaire est un cheval dessiné par un comité.