À Stratégies, le premier article que nous avons écrit ensemble avec Cathy, c’était en novembre 1991, il y a 30 ans. Nous devions raconter ce qu’allaient devenir les télévisions généralistes dans un paysage où les chaînes par câble commençaient tout juste à émerger. Alors nous sommes parties dans le 15ème arrondissement de Paris et à Boulogne-Billancourt interviewer les patrons de chaînes, Étienne Mougeotte, le PDG de TF1 ; Hervé Bourges, celui de France Télévision ; Yves Sabouret, de la Cinq ; Pierre Lescure, de Canal Plus ; Jean Drucker, de M6…
À l’époque, c’étaient des nababs, qui recevaient les journalistes dans des bureaux immenses perchés au dernier étage, avec un cigare au bec, des œuvres d’art accrochées au mur et une vue sur tout Paris. Avec Cathy, on arrivait systématiquement en retard. Normal, avec Cathy. Un quart d’heure dans le meilleur des cas, une bonne demi-heure dans le pire. Moi, je stressais : quand-même, tous ces patrons... Cathy, pas du tout. Elle disait : «Ils ont plus besoin de nous que nous d’eux. Ils ne sont pas à un quart d’heure près.»
Quand on arrivait enfin dans le bureau, en trottinant, un peu essoufflées, l’attachée de presse semblait au bord de la crise de nerfs ; le patron regardait ostensiblement sa montre d’un air excédé. Il prévenait d’emblée d’un ton sec : «J’ai 45 minutes à vous accorder.» Cathy gardait le sourire, elle faisait systématiquement la même blague pour détendre l’atmosphère : «Bonjour, on est les Boule et Bill de Stratégies, devinez qui est Boule, devinez qui est Bill ?» Et elle partait d’un grand rire, de son grand rire unique, si particulier, comme une cascade de minuscules cris.
Le patron prenait un air mi-décontenancé, mi-consterné, mi-condescendant. Il n’avait encore rien vu. Le tsunami Cathy était à la manœuvre. Elle connaissait ses dossiers sur le bout des doigts. Elle avait lu toute la presse sur le sujet. Souvent, elle était même plus calée que son interlocuteur.
Quand c'était fini, le patron avait tout déballé
Elle posait ses questions, imperturbable, coupait, interrompait, relançait, relançait et relançait encore, ne se contentait d’aucune réponse. «Attendez, je n’ai pas bien compris là», «Mais quand même si vous êtes vraiment honnête avec vous-même, vous ne croyez pas que…», «Faites-moi plaisir, allez jusqu’au bout de votre idée», etc., etc., etc.
À la fin, ce n’était même plus un dialogue. Cathy faisait les questions et elle faisait aussi les réponses. Elle disait : «Arrêtez-moi si je dis une bêtise, mais j’ai vraiment l’impression que…» Ou alors : «Si je comprends bien ce que vous me dites, cela signifie…» Le patron, lui, ne disait plus rien. Il répétait : «Oui, oui, vous avez raison, oui, oui, c’est exactement ça.»
L’interview, bien sûr, ne durait jamais les 45 minutes annoncées, mais 1h, 1h30, parfois 2h, 3h même. Quand c’était fini, le patron avait tout déballé, la stratégie de son entreprise, ses secrets de fabrication, ses projets d’investissement, mais il avait aussi raconté sa vie, ses états d’âme, ses problèmes de santé, l’histoire de sa grand-mère morte à Auschwitz, les difficultés scolaires de son fils, son divorce.
Finis les gros cigares, l’air pressé et la moue dédaigneuse. Il n’était plus qu’un petit garçon qui s’était livré corps et âme. En partant, Cathy me disait toujours : «Je suis contente parce que t’as vu, hein, au début il était un peu réticent, mais à la fin, il s’est bien laissé apprivoiser.» Pour moi, à chaque interview avec Cathy, je ne prenais pas seulement une leçon de journalisme. Je mesurais à quel point il n’y avait qu’elle, mon immense et irremplaçable amie, pour arriver à faire ça.