En temps de «guerre», les premiers appelés ne sont pas les publicitaires. Depuis la déclaration solennelle du président Macron puis l’entrée en confinement généralisé le 17 mars à 12 heures, les marketeurs, communicants et leurs agences sont relégués à l’arrière du front, bien loin du personnel soignant que l’on applaudit à 20 heures. Victimes collatérales, ils payent le tribut des annonceurs blessés dès le premier jour, les uns exsangues et ne pouvant plus assumer des budgets pub devenus non essentiels, les autres mobilisés sur les priorités nationales et ne pouvant de toute façon plus maintenir des discours de com désormais dissonants. Le coronavirus est un raz-de-marée qui a même emporté les thèmes de société qui étaient encore, la veille, si importants. Le climat. Les femmes. Les LGBTQ. MeToo. Pschitt.
Il était saisissant d’observer à quel point la gigantesque cavalcade de la com était stoppée nette par une crise sanitaire. Une première lecture à chaud rendait les «4 par 3», «30 secondes» et autres «opé spé » bien futiles alors que l’épidémie frappe et que les contaminés tombent. Du jour au lendemain, les panneaux publicitaires ne parlaient plus à personne dans des rues désertées. Quand la crise éclate, la pub saute. C’était ce dont nous voulions témoigner. Une deuxième lecture est vite apparue au fil des interviews, révélant un secteur à pied d’œuvre pour trouver sa place, et préparer ce que l’on appelle déjà le rebond ; la sacro-sainte agilité n’était peut-être pas un vain mot.
Alcool à profusion
Dans un tel cas d’urgence, le procès en opportunisme est malvenu et l’on se surprend à apprécier voir ce flacon de gel désinfectant estampillé LVMH. Image de mobilisation s’il en est. Comme le résume Laurent Habib, président de l’AACC, «nous observons deux attitudes pendant le confinement : se montrer utile et servir l’intérêt général et les soignants, ou mettre en avant son offre et l’adapter à la situation parce que la consommation continue».
Dans le premier cas, l’annonceur s’efface derrière l’entreprise. Decathlon réserve ses 30 000 masques de plongée Easybreath aux soignants. Accor bloque jusqu’à 2000 chambres d’hôtel pour ces mêmes soignants ou personnes fragiles. PSA fabrique 10 000 respirateurs. Pernod Ricard offre 70 000 litres d’alcool pour fabriquer des flacons de gel. La SNCF transforme des TGV en trains sanitaires. Les Parapluies de Cherbourg se mettent à faire des masques… À l’international : Dyson conçoit ses propres respirateurs de A à Z. Tesla en assemble à partir de pièces de Model 3. Ferrari construit 300 systèmes de ventilation par semaine. Diageo promet 2 millions de litres d’alcool pour le fameux gel. Dans la stratosphère : Apple fournit 20 millions de masques et produit 1 million de visières par semaine. Google offre généreusement 800 millions de dollars de publicités aux petites entreprises.
Entre l’effort de guerre total et le business as usual, beaucoup d’entreprises sont centrales dans l’économie du confinement comme la distribution ou les outils digitaux pour le télétravail, l’éducation en ligne ou la téléconsultation. Dans leur cas, la communication a laissé place à l’information. Monoprix livre gratuitement les soignants et réduit de 10% le panier de courses. Le réseau social Nextdoor a créé une carte des voisins vulnérables ayant besoin d’aide. La plateforme de cours en ligne Doctolib propose des téléconsultations gratuites. Klaxoon, depuis Cesson-Sévigné, ouvre sa plateforme aux télétravailleurs du monde entier. D’autres, enfin, proposent du contenu utile. Chefclub dispense des recettes de cuisine sur des panneaux digitaux JCDecaux dans les files devant les magasins. Des coachs sportifs, dont les clubs de fitness sont fermés, assurent des cours gracieusement dans des live sur Instagram. Canal+ passe en gratuit. JCDecaux appelle au respect des gestes barrières sur 5 000 faces. Même dans le B to B. L’agence Hands ne fera pas payer ses clients pendant un mois. Kolsquare connecte marques et influenceurs sans bourse délier. Tout cela constitue in fine une inédite campagne de «période d’essai» pour l’économie digitale, qui devrait bénéficier d’un coup d’accélérateur. Des choix pas toujours faciles surtout pour les start-up sans le sou pour qui cette générosité se fait à crédit.
720 millions d'euros de perte estimée en achats médias
Dans le second cas, l’annonceur continue d’exister, mais avec des budgets réduits à la portion congrue. «Les première semaines, ça a coupé de 70% en télévision et en affichage, et nous pourrions être à −50% en mars et avril», estime Bertrand Beaudichon, CEO d’Initiative. Selon Jean-Luc Chetrit, directeur général de l’Union des marques, «l’impact du Covid-19 équivaut à une perte de 720 millions d’euros en investissement médias, et c’est une fourchette basse». Autre média touché, l’affichage extérieur dont «l’audience a disparu», selon les mots d’Isabelle Schlumberger, vice-présidente exécutive de JCDecaux, dont une «part très majoritaire» des clients a «reporté» ses budgets. Une étude de Gartner auprès de 173 directeurs marketing conclut à un recul de dépenses en 2020 pour 65% d’entre eux. Comme le rappelle à nouveau Laurent Habib, «la com est souvent coupée en premier quand on cherche une économie. Compte tenu de la rigidité du système de dépense, incluant les loyers, les salaires, les usines, que reste-t-il comme élément variable si les revenus baissent ? Les dépenses qui ne sont pas verrouillées d’un point de vue juridique». Lui, qui préside l’agence Babel, en sait quelque chose : l’un de ses plus gros clients, ADP, a annoncé perdre chaque jour 3 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Le robinet publicitaire n’est pas totalement fermé. Certains annonceurs maintiennent un filet pour préserver leur notoriété, comme l’explique Delphine Drutel, directrice générale de Rosapark, exemple de Skoda à l’appui. D’après Kantar, couper toute communication pendant six mois dégraderait le taux de notoriété de 39 % – peut-être pas pour McDonald’s, certes. De l’autre côté, les Français ont aussi des attentes. Quand FreeWheel (Comcast) leur a demandé quels types de publicités ils souhaitaient voir en premier, une majorité (42 %) a répondu le voyage. C’est que le confinement commence à être long ! Une majorité aussi (61 %) attend des marques qu’elles intègrent le contexte du Covid-19 dans leurs créations publicitaires. Mais quand tout est bloqué ? «Nous avons dû interrompre tous les tournages par respect des consignes sanitaires, rappelle Guillaume Pannaud, président de TBWA France, qui a néanmoins une solution : nous gardons une capacité de production intégrée à distance, pour les messages radio, le print, le digital et les supports vidéo». Il ajoute : «Même si le propos peut paraître iconoclaste en pleine crise, une tonalité plus légère, joyeuse, humoristique verra peut-être le jour en communication». Il a raison. D’après FreeWheel, 68% des Français attendent de l’humour en ce moment.
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Des médias en plein paradoxe
Mais l’élan de solidarité et les aspirations à l’évasion ne comblent pas le trou de business ni ses répercussions sur l’industrie. Les agences, d’abord : «Elles sont le reflet presque parfait et immédiat de l’activité économique, pointe Laurent Habib. Beaucoup d’agences dépendent du new business. Il ne faut pas résumer la com aux gros contrats pub. L’événementiel, la com sportive, et les métiers qui ne vivent que sur opération comme le design… Je me retrouve avec des agences qui vont avoir une baisse de plus de 50% !» Les médias, ensuite. Ils vivent un «paradoxe incroyable», observe Jean-Luc Chetrit, avec «des audiences qui n’ont jamais été aussi élevées, et des budgets pub qui n’ont jamais été aussi bas». Isabelle Schlumberger avertit : «Les médias sont face à des coupes claires de budgets pub, il faut que le gouvernement prenne les mesures qui s’imposent pour que ce ne soient pas les Gafa gagnants et les médias linéaires perdants». Trop tard ? Facebook a déjà engagé 100 millions de dollars pour soutenir les médias, renforçant son emprise sur des entreprises déjà fragilisées. C’est un autre aspect de la crise, que résume bien le New York Times dans un article intitulé : «Les Big Tech pourraient sortir de la crise du coronavirus plus fortes que jamais».
L’après-confinement est déjà bien en tête, et ses conséquences aussi. «Dans un état cataclysmique comme celui-là, les positions peuvent bouger dix fois plus vite, sans que ce soit forcément lié au produit, mais à la communication, car une entreprise aura été plus valeureuse, courageuse, visionnaire…», entrevoit François Brogi, associé chez Artefact. «L’euro investi en juillet et en août sera plus risqué, mais dans ce contexte émotionnel tellement fort, il pourra accélérer les changements de position.» Si les Gafa accentuent leur domination, les annonceurs aux poches profondes également. «Le fossé se creuse entre ceux qui continuent à se faire entendre et ceux qui disparaissent des radars ; et ceux qui ne traitent pas à l'heure actuelle les gens comme de simple consommateurs marquent des points», analyse Éric Tong-Cuong, cofondateur de l’agence indépendante La Chose. Jean-Luc Chetrit ne dit pas le contraire. «Lors de la crise de 2008, j’étais CMO de Procter & Gamble en France, qui a toujours eu comme attitude de continuer à communiquer quelle que soit la période, ce qui nous a permis d’émerger encore plus fort à la reprise.» «Ce que nous a appris la crise de 2008, c’est que les marques ayant cessé de communiquer ont mis des années à revenir aux affaires», souligne pour sa part Fabrice Valmier, fondateur de VTscan. Reste à imaginer les retombées pour les marques engagées contre le Covid-19, mais qui ont baissé leur budget pub. À quel budget média équivaut la donation de 30 000 masques Decathlon ? Car si ce n'est clairement pas de la com ici, cela devient un acte communicant de fait dès lors qu'il touche les publics.
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Crise économique ou nouveau modèle ?
Si beaucoup d’observateurs se rassurent derrière le caractère exogène de la crise de 2020, Guy Chauvel, CEO de WNP, demeure prudent : «Pour que ça reparte, les consommateurs doivent être soulagés, or je vois une baisse spectaculaire de la confiance dans le gouvernement. Si vous ajoutez les Gilets jaunes, la réforme des retraites et le système de santé, nous risquons de repartir sur une agitation sociale forte qui va pénaliser de nouveau l’économie.» Selon OpinionWay, 90% des Français et 62% des entreprises pensent que la situation économique va se dégrader. «Les marques doivent exister quoiqu’il arrive, donc couper ou décaler les budgets sine die n’a pas de sens au niveau marketing à moyen terme, la question est plutôt de savoir comment prendre la parole», pointe Laurent Broca, CEO d’Havas Media. Si cette crise accélère la transformation numérique du pays, elle serait aussi en train «d’exacerber la vague de fond qui est de donner plus de sens à ce que nous faisons. Je sens une accélération de la réflexion RSE», observe Delphine Drutel, chez Rosapark. «Cette crise pourrait marquer un tournant sur plusieurs points, espère ainsi Laurent Habib : modèles de consommation, internationalisation de la production, importance de bien se nourrir, écologie… La communication est une adaptation permanente à un monde qui change.» Optimiste, Guillaume Pannaud, chez TBWA, rappelle qu’«aux périodes de dépression succèdent toujours des phases d’exultation !»
Si la communication est souvent vue a posteriori, elle est aussi une courroie d’entraînement de l’économie. «Un euro investi en communication, c’est 7,85 euros de PIB créé, nous apprenait Deloitte en 2018», souligne Jean-Luc Chetrit, de l’Union des marques. Brand France nous apprend par ailleurs que «l’actif de marque représente en moyenne 18% de la valeur des entreprises du top 100». Derrière, des ventes et des emplois. «Dans le contexte actuel, on peut comprendre que la question de l’utilité de la publicité se pose, note Fabrice Valmier. Je crois qu’il ne faut pas oublier son rôle premier. À l’époque, une campagne en faveur de l’industrie publicitaire disait quelque chose comme “Quand la publicité fait bien son boulot, elle crée du boulot”.»