Influence
Depuis quelques semaines, les médias américains ne parlent que d'elle : Caroline Calloway, influençeuse jusqu'alors assez confidentielle, passionne les foules, à la suite d'une dispute 2.0 avec sa meilleure copine. Instagram, nouveau producteur de téléréalité ?

C’est ce que l’on appelle un « rabbit hole ». Un univers parallèle, tout comme le terrier du lapin d’Alice au pays des merveilles, porte d’entrée vers un monde fantasmagorique. Dans le langage d’internet, le « rabbit hole » désigne aussi un sujet mineur qui finit par provoquer un intérêt démesuré, un désir de connaissance encyclopédique. Un puits sans fond, dans lequel s’engloutissent les heures. Les Alice modernes ont trouvé leur vortex : sa Reine de cœur a pour nom Caroline Calloway. Ainsi, l’autrice de cet article n’avait jamais entendu parler de l'influenceuse jusqu’il y a encore trois semaines. Et a fini par s’abîmer, avec un plaisir très coupable, dans la galaxie Calloway. Un monde en constante expansion, entre sa matrice – un compte Instagram –, les divers comptes d’adorateurs ou de haters, et les articles des « vieux » médias.

Le New York Magazine, le Washington Post, le Guardian, le New York Times… Depuis le 10 septembre, Caroline Calloway est passé du statut d’influençeuse de « niche » – elle s’est fait connaître avec ses posts très romancés, relatant ses études à Cambridge – à celui d’obsession nationale aux États-Unis. Jusqu'au 10 septembre. Ce jour-là paraissait sur The Cut le long texte de l’ancienne BFF [best friend forever] de Calloway, Natalie Beach, titré « I was Caroline Calloway » [J’étais Caroline Calloway]. La jeune femme y relate leur rencontre dans un cours d’écriture à la NYU, sa fascination initiale pour l’Instagrameuse « qui écrivait des nouvelles sur ses peines de cœur et portait des pulls en cachemire sans soutien-gorge » et l’amitié « toxique » qui s’est ensuivie. Sous l'emprise de la fantasque Calloway, Beach finit par devenir son nègre, ou ce que l’on appelle plus joliment en anglais son « ghostwriter » [écrivain fantôme]. Jusqu’à en concevoir une aigreur recuite. Natalie Beach balance : Calloway a acheté ses followers (aujourd’hui 724 000), Calloway est incapable d’écrire une ligne, Calloway est accro aux amphètes.

Une adaptation à Hollywood ?

C’est l’éternelle histoire du cygne et du vilain petit canard. L’histoire, aussi, de cette insouciance de ceux qui sont bien nés, jetée à la figure de congénères moins gâtés par la vie. Aux États-Unis, on évoque les amitiés féminines ambigües d’Elena Ferrante, Gastby le Magnifique et Le Talentueux Monsieur Ripley. Carrément. Il y a quinze jours, coup de théâtre : Calloway laisse entendre qu’Hollywood l’a contactée pour adapter son histoire à l’écran. Elle vient de signer chez UTA, énorme agence d’artistes. Sur Twitter, on se pâme. Qui pour incarner Caroline ? Jennifer Lawrence ? Blake Lively ? Pendant ce temps, sur Instagram, le feuilleton Calloway continue : Caroline a perdu son père, probablement suicidé, Caroline vend 165 dollars des collages très « loisirs créatifs » allègrement pompés sur Matisse, Caroline a un nouveau mec, un mannequin qui lui fait trop bien l’amour, Caroline pose en maillot dans le désert du Mojave, Caroline enchaîne les rendez-vous à Hollywood et « a-dore les réunions ! », etc. Ce n’est rien de dire que le flux est abondant.

Y aura-t-il un avant et un après « Calloway » ? « L’histoire de Caroline Calloway est sûrement l’une des plus extrêmes de l’histoire d’Instagram, estime Marine Montironi, directrice influence chez We Are Social. Ils sont nombreux à avoir grandi avec Instagram et acquis une popularité via la plateforme. Dans les exemples les plus flagrants : Chiara Ferragni. Blogueuse initialement, elle a ensuite développé sa présence sur Instagram pour créer un business mondial. Tout est relaté, de la rencontre avec son mari jusqu’à la naissance de son fils, elle vient même de sortir son propre documentaire retraçant sa vie pendant un an… » « C'est un “drama” tel que le web est capable d’en produire », s’amuse Guilhem Fouetillou, cofondateur de Linkfluence. Dans la Calloway-addiction, Guilhem Fouetillou voit « un retour aux formats longs » : l’instagrameuse, manifestement graphomane, écrit des posts longs comme le bras. « Il y a un côté “binge-reading”. On est presque dans Inception ! Caroline Calloway fait de sa vie un récit, en prétendant faire de l’art, devient à son tour un personnage de la nouvelle de sa copine… Des boucles qui s’auto-alimentent. » Vertigineux. D’autant que, comme le souligne Guilhem Fouetillou, « Caroline Calloway se retrouve au centre de tous les réseaux sociaux : elle est l’un des sujets les plus discutés sur Reddit, de Twitter… »

Génération ostentation

Calloway, c’est l’anti-Greta Garbo. « Autrefois, les stars faisaient fantasmer parce qu’elles ne montraient rien. Aujourd’hui, on fantasme la vie des stars parce qu'elles montrent tout », lâche Lilith Peper, directrice de la stratégie à l'agence de publicité Braaxe. Calloway, Kardashian WASP ? « Les Instagrameurs se comportent comme des héros de téléréalité, résume Manon Le Roy-Oclin, planneuse chez BETC. Des Caroline Calloway, il y en a des légions, de plus en plus jeunes. SparkDise a lancé une émission, « Les Turners », tandis qu’une bande d’influenceurs, Mademoiselle Gloria, Clara Marz, Anthonin et Sullivan Gwed ont formé la « Team LA » en partant en vacances ensemble. Via Instagram, on a le point de vue de chaque personnage. » L’effet Rashomon [du nom du film japonais de Kurosawa dans lequel un meurtre est décrit de quatre manières différentes par quatre témoins] à l’ère 2.0. « C’est une nouvelle forme de téléréalité qui s’est créée au fur et à mesure, mais pilotée par les acteurs eux-mêmes et non une boîte de prod, constate Marine Montironi. Plusieurs générations se succèdent et parlent à des audiences différentes. Je pense à Garance Doré ou Betty Autier, il y a une dizaine d'années, qui écrivaient et photographiaient leurs looks tout en racontant des morceaux de vie. On se souvient du choc de la séparation de Garance Doré et Scott Schuman… » 

Devant ce déferlement de storytelling, Léa Bernardi, senior influence manager chez Elan Edelman, avoue sa perplexité. « On peut légitimemement se poser la question de l’authenticité. Ainsi, le compte de Calloway engendre la suspicion : 724 K abonnés, mais 2000 likes en moyenne sur chaque post… Le phénomène est pervers : est-on dans l’influence, ou juste dans l’exposition ? » Dans le doute, on attend de voir si le tsunami Calloway va frapper la France. Sans trop s’inquiéter : si Calloway passe à Paris, ou se trouve un nouveau boyfriend « frenchie », elle nous mettra très vite au courant.

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