La chasse aux talents et aux profils experts est relancée. En 2007, la vague des rachats d'agences interactives par les groupes de communication publicitaire, par les agences de marketing relationnel ou leurs homologues des médias avait sonné l'heure de la concentration. Depuis une bonne année, la valse des débauchages et autres transferts donne des clés de lecture sur l'état des «pure players», leurs ambitions et le positionnement défendu dans un environnement où, comme le note Luc Laurentin, cofondateur de Limelight Consulting, «la fragmentation du marché place les agences digitales entre plusieurs étaux».
«Les agences médias, de par leur connaissance des consommateurs, leur capacité à mesurer les performances et leur antériorité de conseil en achat d'espace, ont une place privilégiée sur ce marché du digital, poursuit Luc Laurentin. Les agences de publicité, pour des raisons historiques, ont la crédibilité pour le pilotage des marques et entendent bien la mettre en œuvre sur l'ensemble des canaux, tandis que les agences de marketing services ont la légitimité de gérer la relation en et hors ligne, et sont reconnues comme ayant très tôt intégré le digital. Enfin, les agences corporate et de RP sont celles que l'on sollicite pour les enjeux de réputation.»
Dans ce contexte, «la confusion demeure sur le rôle des partenaires», indique le baromètre agences-annonceurs 2010 de Ballester/Opinion Way, selon lequel 59% d'annonceurs considèrent «qu'il n'y a plus de frontières très claires entre les différents types de prestataires en communication: publicité, marketing services, digital, corporate, RP, etc.» De fait, une large majorité (61%) d'annonceurs estime que les stratégies de marque peuvent être élaborées aussi bien par les agences de publicité que par d'autres prestataires de communication. Le pourcentage grimpe même à 66% chez les cent plus grands annonceurs de l'Hexagone!
En revanche, pour leur stratégie digitale, les annonceurs n'auraient pas d'avis tranché sur le modèle d'agence répondant le mieux à leurs besoins. Les trois modèles proposés par Ballester («pure players»; groupe ayant une agence de publicité et une offre digitale; agence de publicité ayant intégré le digital dans son organisation) recueillent des suffrages quasiment équivalents, un tiers pour chaque, avec toutefois une prime aux premières (35%) pour les grands annonceurs, alors que dans leur ensemble, les annonceurs privilégient l'agence de publicité intégrée (36%). Les annonceurs privilégiant les «pure players» se portent assez naturellement vers les agences de même origine.
L'étude Limelight réalisée pour l'Association des agences-conseils en communication interactive (AACCI) en octobre 2010, livre, pour sa part, des résultats plus nets en faveur des «pure players». À la question: «Quelle agence est la plus légitime pour vous conseiller sur la stratégie digitale?», 48% des annonceurs ont répondu une interactive, 13% une médias, 11% une de marketing services, 7% une de publicité et 4% de RP. À l'évidence, les annonceurs sont encore dans un certain flou.
«S i le marché est reparti très fort depuis 2010, note Nicolas Gondeau, directeur général de Digitas et vice-président de l'AACCI, il y a eu moins de compétitions strictement digitales qu'en 2009, mais beaucoup de développement de clients dans les agences de communication du fait que deux tiers des annonceurs attendent une déclinaison Web de leur spot TV. Et encore trop d'opérations “one shot”.» En 2010, la grosse compétition digitale aura été le site SNCF.com, remportée par Nurun contre DDB Paris et Isobar en finale.
«Il y a deux sortes d'appel d'offres, confirme Mathieu Morgensztern, directeur général d'Isobar et président de l'AACCI. Ceux, ambitieux, réclamant une réflexion globale sur l'écosystème digital de la marque, qui représente entre 1 à 2 millions d'euros par an de marge brute pour l'agence. Et des appels d'offres plus nombreux, mais à petits budgets. Et même, c'est pathétique, des demandes de sites événementiels pour 15 000 euros.»
L'AACCI a du coup lancé avec l'UDA (Union des annonceurs) des ateliers de formation à la problématique digitale pour les directions des achats. Pas question, pour les agences interactives, de se laisser enfermer dans un second rôle d'autant que, selon l'étude Ballester, les annonceurs attendent en premier lieu d'une agence «la capacité à les accompagner sur l'ensemble des problématiques digitales».
L'agence 5ème Gauche, quoique de taille moyenne, a vu le danger. «Nous privilégions les contrats sur deux-trois ans et refusons les coups de buzz, les sites événementiels et les refontes sans construction de marque», précuise Édouard de Pouzilhac, son coprésident.
Les «pure players» généralistes l'ont bien compris: la concurrence est partout, des groupes publicitaires aux agences spécialisées dans le buzz, le «community management», l'e-réputation, les applications mobiles, l'Ipad, etc. Ainsi, Santarelli & Co, l'agence de la directrice de création Christine Santarelli, cofondatrice de Duke, partie en 2008, apporte son conseil en «communication postdigitale».
The Persuaders, cabinet de conseil sur le Web social cofondé par Cédric Deniaud, créateur de mediassociaux.com, propose des formations, du conseil et de l'accompagnement. Idem pour le cabinet Idaos de Frank Perrier avec sa «Digital Academy», chargée de la formation digitale chez L'Oréal.
De son côté, You to You, née en 2007 avec Second Life et spécialisée dans les RP avec les blogueurs, investit la publicité digitale forte de sa maîtrise des technologies. «Nous n'intervenons pas en amont sur la stratégie, indique Nael Hamameh, directeur associé. Mais nous sommes contactés en direct pour des lancements de produits par des marques comme LVMH, Garnier.»
Pour garder leur avance, les agences interactives doivent donc se renforcer sur leur métier d'origine, l'élargir aux nouveaux outils (médias sociaux, mobile, tablettes, écrans dans les magasins, etc.) et usages (enjeu des contenus et des stratégies d'engagement) au-delà même du «digital» et gagner en expertise dans tous les domaines, notamment le conseil et l'accompagnement stratégique.
La bataille de l'intégration a commencé. Dans cette conquête, la situation est très différente selon l'état des agences «pure players» qu'elles soient indépendantes ou filiales d'un groupe de communication; leur origine, plutôt SSII, créative ou marketing; et leur taille, grande ou moyenne. Mais toutes sont à l'affût des profils experts au niveau du management, du planning, de la création, des «metrics» et de la technologie.
Pour Charles Georges-Picot, directeur général de Marcel-Publicis Net et directeur général adjoint de Publicis Conseil, «le marché digital se structure comme la publicité l'a fait en son temps, avec des agences digitales plutôt orientées publicité et création, d'autres sur le marketing, la relation client , le business et sur le Web social et les RP.»
Ainsi au sein de Publicis France, Modem est au service de l'agence de marketing services Publicis Dialog, et Publicis Net, fondue désormais dans la «hot shop» créative Marcel, est l'agence digitale créative (avec les directeurs de création Anne de Maupeou et Sébastien Vacherot), qui affirme ses ambitions internationales et travaille au plus près de la publicitaire Publicis Conseil.
Digitas France et Duke/Razorfish sont eux réunis dans Vivaki avec les agences médias et de mesure de la performance du groupe Publicis, sur le même modèle qu'Isobar chez Aegis Media. Pour Stephan Beringer, président de Digitas, de Razorfish International et de ses entités françaises, «Digitas France a vocation à intégrer toutes les problématiques d'une stratégie digitale de marque», c'est-à-dire à la fois l'e-commerce (le «digital heavy»), la gestion de la marque en termes de communication (notoriété) et de conversation (contenus), la relation client et enfin la stratégie médias.
Concernant Duke, qui semblait hors jeu ces derniers mois, l'arrivée en juin prochain d'un nouveau directeur général, Stéphane Guerry, directeur général adjoint d'Euro RSCG C&O en charge du numérique (il a géré la refonte des sites monde d'EDF), donne au marché un signe de remontée en valeur de l'agence dans l'expertise digitale et la communication corporate.
Du côté des agences indépendantes, valoriser son offre et «remonter» sur la stratégie sont des objectifs partagés, avec des ambitions différentes. La «séniorisation» des équipes et leur choix de développement en témoignent.
Fullsix est le seul groupe indépendant à défendre un modèle alternatif de «lead agency» axé sur la performance et visant frontalement les groupes de communication. Mais il a toujours un problème de perception pour le marché. Pour gagner en statut, Marco Tinelli, son président, a débauché Stéphane Amis, cinquante ans, président de Digitas France et Duke, et lui a confié la présidence de Fullsix France. Son CV (ancien dirigeant de BDDP & Fils et DDB Corporate) devrait rassurer les clients. Idem avec l'arrivée, comme «senior advisor», de Jean-Claude Boulet, soixante-neuf ans, le B de BDDP et fondateur d'Harrison & Wolf. Avec son carnet d'adresses et son expérience, il va aider le groupe dans sa stratégie de croissanceau-delà du digital. À cet égard, Fullsix a remporté le budget de lancement de La Poste Mobile, qui s'annonce comme une campagne plurimédia d'envergure.
Appartenant au groupe Quebecor, Nurun France n'a pas la même approche. Pour autant, Antoine Pabst, son président, a compris l'enjeu de sortir d'une logique SSII. Il a créé une direction du planning stratégique en 2007, confiée à Iona McGregor (ex-TBWA), profil rare débauché début 2010 par Publicis Net/Marcel et remplacé par Henri Jeantet, ex-Autralie. Il a investi sur les médias sociaux en recrutant le directeur du développement de Vanksen, Grégory Pouy, pour en faire son patron du «social media».
Sur ce sujet, bon nombre d'agences sont d'ailleurs «équipées», d'Isobar avec Noyz dirigée par Aziz Haddad à Buzzman qui a aussi fait appel à un ex-Vanksen, Nicolas Mirguet. Nurun a aussi recruté Raphael Roy, trente-deux ans, responsable médias, digital et communication intégrée chez Procter & Gamble France, pour favoriser l'intégration entre les expertises de l'agence («analytics», architecture de l'information, contact et contenu) et répondre ainsi à l'attente des annonceurs.
Emakina.fr (ex-groupe Reflect racheté par le groupe européen Emakina), agence digitale généraliste axée sur la performance et présidée par Manuel Diaz, est aussi dans une politique de croissance. Elle a débauché Pascal Joseph, à l'origine de la création de Visual Link Paris. Idem pour Dagobert, l'agence digitale de Citroën, qui a émergé en défendant une expérience sur tous les écrans, notamment en magasins. Extrême Sensio, qui propose des solutions d'activation commerciale et de performance souvent ponctuelles, entre en lice lors d'appels d'offres sur trois ans plus structurants.
«Pour les agences de taille moyenne, devenir une “stop shop agency”, avec un guichet unique pour le client proposant toute l'expertise digitale, est une obligation face à la concurrence des free-lances, des studios et des majors de la publicité», estime François Garcia, directeur général d'X Prime. Même réflexion chez Médiagong (45 personnes), qui «cible les moyens comptes, mais est organisée comme un groupe avec des pôles métiers orientés sur le conseil», explique David Oks, son directeur général.
L'agence 5èmeGauche, aussi, a élargi son offre Web au mobile et au magasin, tout en se dotant d'un planning avec Sarah Bastien (ex-BETC Digital) et en réaffirmant son positionnement créatif avec l'arrivée d'Aurélie de Villeneuve (ex-Duke). La directrice de la création a été choisie pour représenter la France au Cyber Jury à Cannes en juin prochain.
Le marché des agences interactives est en perpétuel renouveau. Régulièrement, de nouvelles agences éclosent. De MNSTR, lancée l'an passé avec des anciens de Mégalos, à l'arrivée en ce début d'année de Blaster Radius Paris (réseau du groupe Wunderman/WPP), qui a débauché le directeur de l'interaction de DDB Paris, Branislav Peric, pour diriger les stratégies. Cette vivacité est un signe. Car, face à cette révolution numérique en cours, les «pure players» ont un atout: la maîtrise de la technologie. Sans même parler du volet e-commerce, qui suppose des développements techniques, où des agences comme Digitas, Fullsix, Nurun, 5èmeGauche ou Business Lab se distinguent.
«Qu'elle “internalise” la production ou qu'elle travaille avec les bons prestataires, une agence “digital native” a dans ses gènes cette dimension technologique et une capacité d'absorption de l'innovation, qui est propre au rythme du Web», souligne Emmanuel Vivier, cofondateur de Vanksen, aujourd'hui consultant en marketing digital.
Lionel Curt, président de MNSTR, confirme: «Notre métier est d'accompagner nos clients dans le management de la complexité digitale. Or, les agences ne peuvent plus “internaliser” tous les métiers [développeurs d'applications Iphone ou Android, Facebook, réalité augmentée, vitrine interactive, etc.]. Pour réaliser des dispositifs intégrés de l'ère digitale en et hors ligne, un nouveau métier va devenir indispensable, celui de directeur de la production digitale, équivalent du producteur TV, capable de choisir les bons prestataires, les bons outils et d'orchestrer le suivi de projet.»
La maîtrise de la technologie est également un atout au service de la créativité. Comme l'a prouvé le studio Les 84 en réalisant le site de l'exposition Monet permettant d'interagir avec les tableaux du peintre grâce à sa webcam et son micro. Ou l'agence Les Chinois, experte de Flash, qui travaille pour Disneyland.
L'agence Buzzman, dirigée par Georges Mohammed-Chérif, en a fait sa marque de fabrique, toujours à l'affût de la nouveauté technique qu'il pourra transformer en coup créatif. Comme avec Tipp-Ex, où l'internaute interagissait dans la publicité (élue campagne vidéo virale de l'année par Adage), ou les rasoirs Bic, dont la vidéo diffusée sur You Tube se termine par un «advergame» intégré utilisant la webcam. Mais c'est Marcel qui a été la première à proposer l'expérience d'une vitrine interactive avec la technologie Kinect pour la marque Repetto.
Un autre concept se propage: la «brand utility», c'est-à-dire l'idée de marque utile qui rend des services à ses utilisateurs (lire page xx). Duke va en faire un de ses axes de positionnement et Nurun a déjà porté la «digital utility» à son fronton, tandis qu'Isobar le défend comme un relais de croissance pour les marques. «Il faut que celles-ci se mettent dans l'esprit “pure player” pour leur offre principale. Pour pouvoir ensuite inventer des présences utiles pour les usagers, comme le ferait une start-up», défend Matthieu Morgensztern depuis plusieurs années.
Nike a montré la voie. Son application Iphone Nike+ GPS permet aux joggeurs de récupérer l'itinéraire de leur course, la distance parcourue et les calories brûlées. L'appli Nike True City ajoute la géolocalisation et permet à la communauté de partager les meilleurs lieux de villes d'Europe (bons plans de sorties et boutiques Nike). Buzzman, qui a développé une application concernant les terrasses ensoleillées à Paris, compte bien la proposer à une marque avant l'été. «La “digital utility” place le digital au cœur de l'entreprise et pas seulement de la communication, décode Antoine Pabst. Pour SNCF.com, il s'agissait d'apporter une réponse aux besoins de services, d'information et de fonctionnalités des usagers avant de parler de la marque.» Une autre façon de se distinguer de la publicité.