Le président du directoire du groupe Le Monde Louis Dreyfus affiche des résultats que même ses détracteurs louent. Portrait d'un patron de presse qui aime bousculer les codes.
Son bureau, au 7e et dernier étage, est à l'image de son allure : sans fioritures. Louis Dreyfus domine le bâtiment près de la gare d'Austerlitz, dont il a orchestré le chantier pendant six ans et qui accueille, depuis 2020, les équipes du Monde, de Télérama, de La Vie, de Courrier International, de L'Obs et du HuffPost. L'œil est perçant, le propos oscille entre tranchant, quand il se sent attaqué et malicieux, quand il se détend. Dans un microcosme volontiers critique, son bilan économique fait l'unanimité. À l'ACPM, Le Monde a encore obtenu trois étoiles pour sa diffusion en 2021, sur cinq ans, et via son appli. Avec 449 348 exemplaires en diffusion France payée et 347 714 versions numériques individuelles, Le Monde a le plus gros portefeuille digital de la presse française. Il lui rapporte 48 millions d'euros.
« Une famille »
Quand il est arrivé en 2010, le journal perdait 34 millions d'euros. En 2021, le groupe affiche un résultat net de 11,6 millions d'euros. Il vient de lancer la version digitale « Le Monde in english » pour s'ouvrir au marché anglo-saxon. « Le parcours de Louis Dreyfus au Monde est parfait en termes de réussite », nous assure Serge July, qui l'a débauché de La Provence en 2001 pour lui confier la direction financière, puis la co-gérance de Libération. Louis Dreyfus assure que c'est là qu'il a le plus appris. Il s'y est fait des amis, à la vie, à la mort. « Une famille », reconnait-il. De Dominique Simonnot, aujourd'hui contrôleuse générale des lieux de privations de liberté à Florence Aubenas en passant par Jacques Amalric, alors directeur de la rédaction, sa figure tutélaire.
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En 2010, Matthieu Pigasse, qui lui a confié Les Inrocks, propose son nom à Xavier Niel. Ce dernier nous raconte : « Nous nous sommes souvent retrouvés seuls, Louis Dreyfus et moi, pour convaincre les équipes du Monde de choisir notre offre [face à Stéphane Richard d'Orange et Claude Perdriel de L'Obs]. Il était incroyablement bon. Sans lui, je ne crois pas que nous aurions été choisis. » Le créateur de Free est élogieux : « J'adorerais avoir sa capacité de négociation. C'est un homme de dialogue. Il peut discuter avec ses interlocuteurs pendant des heures pour faire avancer les dossiers. Et c'est un très gros bosseur, disponible sept jours sur sept. Je me souviens d'une période où, lors de nos coups de téléphone le dimanche soir, j'entendais la voix d'un bébé, dont il s'occupait en même temps ». Louis Dreyfus confirme : « Mes enfants avaient un an et quatre ans quand je suis arrivé au Monde. C'était parfois compliqué de libérer du temps pour eux. J'ai ensuite pris comme principe de les associer à ce que je faisais, donc de leur proposer de venir quand il y avait des débats ou animations. Mais l'inconvénient était que je leur donnais à voir leur père dans une posture d'autorité ».
Forte personnalité
Et de la poigne, l'homme en a. Certains de ses détracteurs lui reprochent même d'être cassant. Serge July concède « une forte personnalité ». « Il est respecté et estimé mais sa personnalité, volontiers ironique, fait moins l'unanimité » résume la journaliste du Monde Raphaëlle Bacqué. Lui concède des maladresses mais assume : « Je ne masque pas mes désaccords. Je ne vois pas pourquoi je serais obligé de me fondre dans un monde statutaire. Je m'épanouis en faisant, même si ça peut être inconfortable. Et j'y mets de l'intensité ». Dont acte. Il a tout remis à plat, réinventé un business model et réussi les mutations numériques dans « cet univers moins formaliste que d'autres et je suis rétif à tout formalisme », lâche-t-il. Quitte à faire grincer des dents par sa brusquerie, parfois.
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C'est pourtant dans le milieu policé de la grande bourgeoisie qu'il a grandi, à deux pas du Palais Bourbon. Couple d'avocats, son père, Tony Dreyfus, rocardien, est ministre et maire du 10e arrondissement de Paris et sa mère est la fille de l'intellectuel Alfred Fabre-Luce, condamné en 1949 à dix ans d'indignité nationale pour ses écrits collaborationnistes et amnistié en 1951. « La vie sociale de nos parents étant très active, le noyau familial s'organisait au quotidien autour de notre fratrie, ma sœur aînée, Pauline [devenue écrivaine] et mes trois frères ». Après HEC et la London School of Economics, il s'envole pour New York et le groupe Hachette Filipacchi. « Je n'ai pas le souvenir d'avoir voulu faire autre chose que de travailler dans la presse ». Il participe au lancement de George, le magazine de John Fitzgerald Kennedy. L'aventure s'achève quand il est renversé par un bus. Seul son père fait l'aller-retour, pour une journée. Il passe des semaines seul, alité, puis en fauteuil roulant. Il rentre, avide de se créer un monde. Ce sera La Provence, sous la houlette d'Edmonde Charles-Roux, charmée de le voir quitter New York pour Marseille. Puis la famille Libération. Et sa famille, qu'il fonde avec Judith Nora, productrice et petite-fille du mendésiste Simon Nora, grand commis de l'État. Louis Dreyfus vit aujourd'hui avec l'autrice du livre La Familia grande, Camille Kouchner. Et son Monde compte maintenant 1 600 salariés.
Parcours
1970. Naissance à Boulogne-Billancourt.
1993. Diplomé de HEC, il suit la London School of Economics.
1993-1999. Il travaille pour Hachette Filipacchi à New York où il est aussi pigiste pour le magazine de cinéma Première.
1999-2001. Directeur financier du groupe La Provence.
2001-2006. Directeur financier puis co-gérant de Libération.
2006-2008. Directeur général du Nouvel Observateur.
2009-2010. Directeur général des Inrocks.
Depuis 2010. Président du directoire du groupe Le Monde.