Laurent Solly : Selon ta formule, l’intelligence artificielle (IA) a traversé un « long hiver », avant un regain de popularité dans les années 1990, notamment grâce à tes travaux, puis un boom récent. Que s’est-il passé ?
Yann Le Cun : Il y a eu trois étés des réseaux de neurones : dans les années 1950-1960, dans les années 1980-1990, et depuis dix ans, avec ce qu’on appelle le deep learning, ou apprentissage profond. La différence entre les vagues précédentes et la vague actuelle, c’est que tout un écosystème d’entreprises, de produits et de services existe désormais autour, et ne va pas disparaître du jour au lendemain.
Dans dix ans, quel cap l’IA aura-t-elle franchi ?
Je vois deux scénarios. Soit on ne découvre rien de fondamentalement nouveau. La technologie des ordinateurs continue sa progression, la pénétration de l’IA dans l’industrie et dans la société se poursuit, mais sans révolution technologique ou scientifique. Soit il y a des progrès significatifs dans la science des machines intelligentes, capables d’apprendre comme les animaux et les humains, et d’acquérir un sens commun. Cela préparerait le terrain pour des robots domestiques intelligents, des voitures autonomes fiables, des assistants répondant à n’importe quelle question. Il faut, pour y arriver, des révolutions.
Si tu devais parier sur l’un de ces deux scénarios ?
Je parie sur le second, je travaille dessus, donc j’espère y arriver !
Tu dis souvent que l’IA d’aujourd’hui est moins intelligente qu’un rat. Est-ce dans ton second scénario qu’on franchirait une étape et qu’on irait vers une intelligence quasi humaine ? Et à quel horizon ?
Aujourd’hui, les machines n’ont pas la forme d’apprentissage générique qu’ont les humains, les primates ou certains oiseaux, mais elles nous surpassent dans des tâches très spécifiques. Un gadget nous bat aux échecs à plate couture. Certains systèmes reconnaissent n’importe quelle espèce de plante à partir d’une photo de la feuille. D’autres traduisent une centaine de langues en n’importe laquelle d’une centaine de langues. Quand les humains le font, ils le font mieux, mais les machines savent le faire avec un nombre de langues qui paraît surhumain. Donc, il faudrait une IA qui soit plus générale, comme notre intelligence. Quant à l’horizon, il est difficile à prédire !
Est-ce qu’aujourd’hui le chemin vers ce progrès-là est engagé ?
Oui, avec ce qu’on appelle chez Meta «l’apprentissage autosupervisé», qui est devenu un standard depuis deux ou trois ans, et qui consiste à entraîner une machine à accomplir une tâche non pas particulière, mais générique. Par exemple : on prend un texte, on enlève des mots et on entraîne un très gros réseau de neurones à retrouver les mots manquants et à reconstruire la phrase. Ce faisant, la machine apprend à représenter le sens, la grammaire… Une fois le système entraîné sur cette tâche générique, il peut être entraîné à effectuer une tâche particulière comme la traduction. Cette technique a révolutionné le traitement de langue et est en passe de révolutionner la vision par ordinateur. C’est une voie à suivre, avec de bons résultats.
Quand tu as ouvert le laboratoire de recherche en IA de Meta, tu te disais qu’on en serait là en 2021 ?
Je me demandais combien nous serions. Pour un beau labo d’IA, peut-être une centaine de personnes... On est presque 400 ! Effectivement, les progrès accélèrent, en partie parce qu’il y a plus de gens qui travaillent dessus, et plus d’argent qui est investi en R&D. Ce qui tire tout cela, ce sont les applications, dont le nombre croît jour après jour.
On parle aussi d’une IA qui rattraperait ou égalerait l’intelligence humaine. Qu’en penses-tu ?
Il n’y a aucun doute que tôt ou tard, peut-être tard, les machines seront aussi intelligentes que les humains dans tous les domaines où les humains se sentent intelligents. Reste à savoir quand et comment. Mais ce n’est pas pour demain !
N’y vois-tu pas des dangers ? Faut-il une régulation, des normes publiques ?
Il y a déjà des risques pour lesquels il faut des régulations, non pas parce que les machines deviendront un jour aussi intelligentes que les humains, mais pour réguler les utilisations de l’IA, qui peuvent causer des dommages à la société ou au bien commun. Par exemple, quand on utilise des systèmes entraînés pour conduire des voitures ou faire des diagnostics sur des images médicales, il faut des procédures de certification et de test qui garantissent leur fiabilité.
En tant que Français, où vois-tu l’Europe dans cette nouvelle révolution industrielle ?
Des entreprises internationales comme Meta ou Google sont à la pointe, car elles offrent des services et recrutent des talents partout dans le monde. Chez Meta, la recherche est ouverte, et ses produits sont gratuits et disponibles dans tous les écosystèmes locaux et les industries. Quand je suis parti aux États-Unis il y a trente ans, il y avait peu de recherche industrielle avancée dans les sciences de l’information, et peu de moyens en Europe. C’est aussi pour cela que j’ai créé Facebook AI Research à Paris en 2015. Cela ouvre ici des opportunités formidables à la future génération de chercheurs européens. Et nous soutenons aussi l’écosystème français, par exemple en contribuant au financement du supercalculateur Jean Zay du Genci et en formant des doctorants.
Et dans cinquante ans, quel sera le standard de l’IA ?
Je pense que l’homme aura toujours le contrôle, et utilisera l’IA comme nous avons toujours utilisé les outils et la technologie ; l’IA augmentera notre intellect, comme le moteur à vapeur a augmenté notre force. Sera-t-elle séparée de nous avec sa propre personnalité, ou mariée à l’esprit humain sans personnalité propre, un «exocortex» pour citer Mark Zuckerberg ? Je ne sais pas. Dans tous les cas, elle transformera la société. Les usines seront entièrement automatisées, les biens matériels à très bas prix, et ce qui aura de la valeur sera humain, créatif et communicationnel.
L’IA aidera-t-elle à lutter contre le changement climatique ?
C’est un espoir. L’IA est déjà utilisée pour mieux réguler la production et la consommation, ou pour aider à fabriquer des supraconducteurs à haute température, des batteries à plus grande capacité, ou comme avec ce projet chez Facebook, pour trouver des catalyseurs afin de produire de l’hydrogène et stocker de l’énergie. Nous ne savons pas si l’IA remplira ses promesses dans ces domaines, mais c’est très prometteur.