« Les journalistes n’auraient pas dû être surpris par la crise des banlieues en 2005 ou celle des Gilets jaunes. Les rédactions ne sont pas suffisamment à l’écoute de ces sujets, car les journalistes ne viennent pas de ces univers. » Pour Marc Epstein, président de l’association La Chance, pour la diversité dans les médias, l’homogénéité des rédactions – qu’elle soit sociale ou culturelle – est un danger, non seulement pour la représentativité des médias, mais aussi pour la démocratie.
« Autant nous avons progressé en matière de parité hommes-femmes – même si cela reste très fragile et nécessite notre vigilance -, autant nous avons du retard en ce qui concerne la diversité des origines », reconnaît Jérôme Fenoglio, le directeur du quotidien Le Monde. Quid de la diversité à Libération, journal emblématique des luttes sociales des années 70 et de la défense des minorités ? « Elle n’est pas suffisante à mon goût », admettait aussi Dov Alfon, son directeur, à l’occasion d’un échange avec l’Association des journalistes médias mi-février. « Nous ne sommes pas en avance sur cette question, reconnaît aussi Jérôme Cazadieu, directeur de la rédaction de L’Équipe. C’est un problème systémique qui concerne toutes les rédactions. »
Reproduction sociale
Le constat est largement partagé par les responsables de rédaction, mais aussi par les chercheurs qui ont travaillé sur le sujet. L’étude réalisée dans les années 2000 par les sociologues Géraud Lafarge et Dominique Marchetti sur l’origine sociale des étudiants en journalisme était tristement titrée « Les portes fermées du journalisme ». « Il y a le discours d’ouverture de la profession – le journalisme socle et garant de la démocratie, l’absence théorique de barrières économiques à l’entrée dans les écoles de journalisme, mais dans la réalité, c’est un milieu assez fermé, résume aujourd'hui Géraud Lafarge, maître de conférences à l’université Rennes 1. Avec le développement des écoles de journalisme et de la course au diplôme typiquement française, c’est un univers qui a tendance à se refermer. »
« Les jeunes issus des quartiers ou des zones rurales sont souvent leur pire ennemi pour ce cursus : ils ne connaissent pas de journaliste, leurs parents n’en fréquentent pas, donc ils se disent que ce n’est pas pour eux », se désole Marc Epstein, qui rappelle que l’accès à la profession de journaliste est plus une question de milieu social ou de réseau que de capacités. Un constat que partage Jérôme Cazadieu : « il y a une vraie logique de reproduction sociale et trop peu de diversité dans les écoles de journalisme. »
Pour tenter de compenser cette uniformisation des profils de journalistes, très majoritairement passés par un IEP puis une école reconnue par la profession, l’association La Chance propose une prépa aux concours des écoles de journalisme, gratuite (et assortie d’aides financières), ouverte aux boursiers ou équivalent. En 2020, La Chance a ainsi accompagné 85 jeunes à Paris-Cergy, mais aussi à Grenoble, Marseille, Rennes, Strasbourg ou Toulouse, issus de milieux sociaux ou culturels diversifiés.
L’École supérieure de journalisme de Lille a elle aussi mis en place depuis 2009, en partenariat avec le Bondy Blog, une prépa dédiée aux boursiers dont les frais sont intégralement pris en charge. « Notre objectif premier est de participer à la diversité dans les médias, en favorisant la diversité dans les écoles de journalisme », explique Rachel Bertout, responsable de la prépa Égalité des chances. En dix ans, la prépa a présenté près de 200 candidats dont 60 % à 85 % a intégré l’une des 14 écoles reconnues par la profession.
Politiques volontaristes
Pour faire bouger les lignes, certains groupes de presse mettent aussi en place des politiques volontaristes. À son arrivée à la tête du Monde en 2015, Jérôme Fenoglio a fait de la parité et de la diversité des recrutements ses priorités. S’il se réjouit d’avoir atteint le premier objectif avec une rédaction composée à plus de 50 % de femmes et un encadrement désormais paritaire, il reconnaît des difficultés à atteindre le second. Et ce, malgré une diversification des canaux de recrutement et le recours plus fréquent aux contrats d’apprentissage, qui permettent de donner leur chance à des candidats aux origines sociales plus diverses. À L’Equipe, rédaction historiquement très masculine, la féminisation a également été l’une des priorités de Jérôme Cazadieu. Le nombre de journalistes femmes est passé de 15 % en 2015 à 20 % aujourd'hui. Et il a fait en sorte que celles-ci occupent aussi des postes à responsabilité : l’encadrement compte ainsi 13 femmes (contre deux en 2015), dont trois rédactrices en chef.
De son côté, Prisma Media a mis en place des actions pour diversifier ses recrutements de journalistes. « Nous ne recrutons pas forcément via les écoles de journalisme », souligne Malika Achmaoui, responsable du recrutement. Signataire depuis 2011 de la Charte de la diversité, le groupe a de longue date privilégié des recrutements sur la base de tests plutôt que sur les traditionnels CV et lettres de motivation, ce qui permet, selon elle, de diversifier les profils au sein des rédactions. « Nous avons aussi une démarche très active pour le recrutement de jeunes journalistes via l’alternance », complète Marine Cuda, responsable engagement chez Prisma.
Des progrès encore trop lents
Les choses changent… mais tout doucement. « Il y a des progrès, c’est incontestable, mais ils sont trop lents, note Marc Epstein. Les journalistes et les médias n’ont pas encore pris conscience de l’urgence [à faire tomber ces barrières]. » De nombreuses catégories de Français se détournent des journaux et chaînes TV, constate le Baromètre de la confiance dans les médias, réalisé par Kantar, à commencer par les jeunes (50 %) et les moins diplômés (46 %). Et l’uniformité des origines sociales et des profils des journalistes est encore renforcée par la pénurie de création de postes liée à la crise de la presse, elle-même accélérée par la crise sanitaire.