Vendredi 14 octobre 2011. Coup de tonnerre dans la presse française: France Soir annonce l'arrêt de son édition papier d'ici à la fin de l'année. Pour la première fois en France, un quotidien d'information générale franchit le pas d'un basculement vers un modèle tout numérique. Et si un revirement du propriétaire, Alexandre Pugachev, n'est pas à exclure, la question se pose pour d'autres titres. A commencer par La Tribune qui, après avoir suspendu le quotidien papier en août dernier, réitèrera la démarche durant les fêtes de fin d'année, afin de faire des économies.
«Pour l'information quotidienne, le basculement du papier vers le digital est inévitable, estime Frédéric Filloux, éditeur du Monday Note et spécialiste des médias. Mais cela va prendre du temps puisqu'il faut trouver de nouvelles sources de revenus, en plus de la publicité et de la diffusion. Les rédactions devront également se restructurer de façon drastique, ce qui entraînera la raréfaction de l'information de qualité.»
Le pari n'est pas sans danger. «C'est très risqué de devenir tout digital, voire infaisable car il n'y a pas de modèle économique. Sur Internet, la publicité rapporte sept à dix fois moins que sur papier et les prix sont décroissants puisque, du fait de la multiplicité de l'offre, les annonceurs sont en position de force pour négocier les prix», explique Bernard Poulet, rédacteur en chef à L'Expansion et auteur du livre La Fin des journaux et l'avenir de l'information (Gallimard, février 2009).
A l'étranger, plusieurs titres ont déjà franchi le pas, avec des résultats contrastés. Premier à avoir opéré cette mutation en Europe, le quotidien finlandais Taloussanomat. En 2007, le journal financier arrêtait sa version papier pour se recentrer entièrement sur le digital. Premier effet, les dépenses diminuent de plus de 50%, conséquence de la suppression des coûts d'impression et de distribution. Parallèlement, les revenus plongent de 75%, la publicité en ligne ne compensant pas la disparition des recettes tirées du papier, qu'elles soient publicitaires ou issues de la diffusion. En mars 2009, une opération similaire était initiée aux Etats-Unis avec le basculement sur Internet du Christian Science Monitor, un quotidien centenaire de Boston très respecté. Vendu environ 52 000 exemplaires chaque jour, contre plus de 220 000 en 1970, le titre survivait depuis les années 1950 grâce aux subventions de «l'Eglise de la science chrétienne». Deux ans et demi après l'arrêt du titre papier, sa direction se dit très satisfaite: la fréquentation du site csmonitor.com a plus que doublé, à quelque 61 millions de visiteurs cette année.
Quant aux recettes publicitaires, elles ont bondi de 95%, portées par le magazine du week-end que le journal a créé à cette occasion. «Garder une version papier hebdomadaire peut être important pour les annonceurs en termes d'image. Ça leur donne un statut que seul le papier peut leur conférer», souligne Frédéric Filloux.
Pas une solution de repli
A regarder l'évolution de la diffusion papier et l'essor de la lecture digitale, rares seront les éditeurs qui ne se poseront pas un jour la question du basculement. Aux Etats-Unis, l'Audit Bureau of Circulations, l'équivalent de l'OJD français, a certifié une diffusion numérique pour 536 quotidiens entre avril et septembre 2011, celle-ci représentant presque 10% de leur diffusion totale, contre 6,6% en 2010. En France, la diffusion numérique des quotidiens nationaux a progressé de 23,5% entre juin et septembre, pour un total de 43 431 exemplaires numériques. A lui seul, Le Monde diffuse 18 733 exemplaires numériques chaque jour, soit 7,8% de la diffusion individuelle France payée. Un pourcentage qui s'élève à 11% pour La Tribune, 7,5% pour Les Echos, 5,1% pour Libération et seulement 1,4% pour Le Figaro.
Si la lecture numérique gagne du terrain, portée par les ventes de tablettes (un marché estimé à 1,1 million d'unités vendues en France, selon l'institut GFK), les éditeurs qui perdent le plus d'argent sur papier, à l'instar de France Soir, sont tentés de basculer dès à présent totalement sur le digital. «Ce doit être une stratégie organisée, portée par de vrais investissements et non une solution de repli pour sauver des marques qui ne marchent plus sur papier», estime Eric Leser, directeur général du site Slate.fr. «Je ne vois pas pourquoi un journal qui n'a pas trouvé son lectorat sur papier le trouverait en numérique. Comme dans d'autres secteurs, la presse est un monde où des marques naissent quand d'autres meurent. Certains journaux ont incarné une époque et c'est toujours difficile de les faire revivre», renchérit Vincent Leclabart, président de l'agence Australie.
C'est pourtant bien lorsqu'il était au plus bas que le quotidien financier L'Agefi a décidé de troquer son édition papier pour une version électronique. C'était en septembre 2005. Egalement créé à cette occasion un magazine hebdomadaire papier, L'Agefi hebdo. «Pour l'époque, c'était osé. Mais cela faisait vingt ans que nos lecteurs étaient passés à l'électronique, y compris pour s'informer», se souvient François Robin, directeur général adjoint. Six ans plus tard, le chiffre d'affaires de L'Agefi a presque doublé, à 12,3 millions d'euros en 2011, contre 7 millions en 2005, à périmètre constant. Surtout, la structure de ses recettes a complètement changé: la publicité commerciale s'est substituée à la publicité financière déclinante, Internet a pris le relais du papier au plan publicitaire et la vente de contenus est devenue prépondérante. «Notre cas est particulier puisque nous sommes sur de l'information professionnelle spécialisée, à forte valeur ajoutée. Plus les journaux sont tournés vers le grand public, plus la concurrence avec le gratuit est frontale s'ils migrent sur Internet», relativise François Robin.
Des «pure players» à la peine
Pour l'heure, les éditeurs qui ont d'emblée choisi un modèle 100% numérique n'ont pas opté pour la facilité. Certes, le «pure player» payant Mediapart annonce, pour 2011 et moins de quatre ans après son lancement, ses premiers bénéfices, avec un résultat d'exploitation de 500 000 euros pour un chiffre d'affaires de 5 millions. Mais il fait plutôt exception. Pour l'instant.
Fondé en mai 2007, Rue 89 devrait encore perdre plus de 330 000 euros en 2011, pour un chiffre d'affaires de 2,2 millions d'euros (issu pour les deux tiers de la publicité, le reste venant de la formation et de prestations de services). Mais le site affirme avoir préféré investir dans sa version 2, lancée il y a quelques semaines. De son côté, Slate.fr, créé en février 2009, devrait finir l'année par une perte de 400 000 euros, pour 1,5 million de recettes. «C'est compliqué de créer une marque de toute pièce sur Internet. Aux yeux de certains, même au bout de quatre ans, Rue 89 n'a pas la même légitimité qu'un titre papier. Mais nous n'avons pas toutes les pesanteurs qu'ont les journaux», estime Laurent Mauriac, directeur général du site participatif.
Aux Etats-Unis, le patron de News Corp, Rupert Murdoch, a fait le pari de lancer un quotidien, The Daily, exclusivement diffusé sur tablettes. Neuf mois après la sortie de son premier numéro, le titre revendique 120 000 lecteurs chaque semaine, loin des 500 000 que le magnat de la presse espérait atteindre. Une concurrence supplémentaire pour les quotidiens papier, dont le basculement vers le tout numérique pourrait prendre plus de temps que prévu.
Encadré 1 (Growth)
Autant de journaux qu'en 1890
De la naissance du premier journal à Boston le 25 septembre 1690 à aujourd'hui, l'université de Stanford propose de visualiser sur une carte des Etats-Unis la manière dont les journaux américains se sont développés au fil des siècles, avant de décliner. Plus de 13 600 journaux sont aujourd'hui recensés, soit autant qu'en 1890. Autre intérêt, comprendre le rôle joué par la presse dans la ruée vers l'or au milieu du XIXe siècle. Découverte en 1848, la première pépite mettra, par exemple, quatre mois à arriver aux oreilles des journalistes!
Encadré 2 (Epic 2015)
Les médias en 2015
Et si le New York Times fermait son site Internet pour ne rester qu'un journal papier réservé à une élite? Tel est le scénario envisagé par Robin Sloan dans son film d'anticipation Epic 2015. Au fil des ans, Google et Amazon prennent une place de plus en plus grande dans l'industrie de l'information. Les deux sociétés finiront même par fusionner pour donner naissance à Googlezon, face à qui le New York Times finira par renoncer au Web. Dommage que le film ne prenne pas en compte la montée des réseaux sociaux…