A l'issue d'un long périple dans la presse française où il a notamment assumé la fonction de rédacteur en chef à Libération puis au Nouvel Observateur, Jean Marcel Bouguereau quitte l'Obs à l'heure précise de ses 65 ans. Dans sa lettre d'au revoir, il invite ses confrères à suivre son précepte : ne pas s'accrocher comme une moule à son rocher et laisser la place aux jeunes journalistes dont l'Obs a bien besoin. Pour autant Jean-Marcel Bouguereau n'abandonne pas tout à fait son clavier. Il revient à ses amours anciennes -il a notamment collaboré au Gault et Millau- et se consacre désormais tout entier à la critique gastronomique.
La lettre de Jean Marcel Bouguereau
Chers Amies et Amis
Le moment est venu de vous dire au revoir. Ce n'est qu'un au revoir, comme il est coutume de le dire. Mais cette fois, je quitte l'Obs, cette famille qui m'a si gentiment accueilli lorsque je suis arrivé, fin 96, dans le sillage de mon ami Bernard Guetta.
Si je quitte l'Obs le mois de mes 65 ans, c'est que je crois qu'il y a un moment où il faut laisser la place aux jeunes qui, non sans raison et parfois avec envie, nous ont souvent reproché à nous, soixante-huitards, cette génération bénie, de leur boucher l'horizon.
C'est une décision mûrement réfléchie que j'ai annoncée à Claude, il y a un an. Pourquoi ? Parce que je pense qu'il y a un moment où il faut savoir laisser la place. Avec mon salaire, on pourra embaucher plusieurs jeunes journalistes en CDI qui apporteront du sang neuf à ce journal qui en manque et qui, parfois, a tendance à vieillir avec ses lecteurs. Nous, journalistes, surtout à l'Obs, nous avons la chance de faire un métier passionnant qui ne cesse de nous ouvrir des fenêtres, de nous offrir des centres d'intérêt variés. Cette chance nous l'utilisons mal. Notre retraite peut être active. Nous pouvons faire des livres, des films, des blogs. Alors pourquoi beaucoup (trop) s'accrochent-ils comme des moules au rocher ? J'aimerais que vous y réfléchissiez.
Au terme de 37 ans de journalisme, permettez- moi de faire un petit bilan. Dès mon plus jeune âge, j'ai toujours aimé les journaux mais guère les journalistes. Sous le gaullisme, moi le militant, je ne pouvais voir dans les journalistes que des menteurs, même si je lisais avec passion France Observateur. Toute ma vie, du lycée à la fac, de Mai 68 jusqu'à la fin de mes années militantes, je n'ai cessé de faire des journaux. Puis lorsque Serge July, fatigué des bêtises qu'écrivaient ses petits camarades formés à la pensée Mao Tsé Toung, m'a demandé de rejoindre Libération, je l'ai fait avec réticence tellement, à l'époque, ce journal me semblait nul, journal slogan qui se gargarisait du peuple mais ne le connaissait pas.
Je sortais de six ans d'un militantisme bénédictin avec des syndicalistes, dans le cadre de ce que mon ami Dany Cohn-Bendit aurait appelé un Objet Politique Non Identifié, « les Cahiers de Mai » qui réussissaient ce prodige dans cette période où le gauchisme était roi de n'être ni maoïste, ni trotskyste, ni anarchiste.
Mais je me disais que Libération pouvait s'améliorer, qu'il était peut-être transformable, ce qu'il fut, après des efforts surhumains et des batailles homériques. Mais j'étais encore tellement méfiant vis-à-vis des journalistes que je n'arrivais pas à me définir comme tel. Quand on me demandait ce que je faisais, je disais « je travaille dans un journal ». Alors que les jeunes journalistes n'ont rien de plus pressé que de demander au plus vite leur première carte de presse, j'ai mis trois ans à demander la mienne !
Puis, au fil du temps et des reportages, je me suis habitué à être journaliste. J'en ai même fréquenté, c'est dire ! Je me souviens de ces déjeuners, du temps de Libé, que nous faisions rue Tiquetonne avec Wiaz, la belle Marie Müller et Alain Schifre avec qui je partageais déjà la passion de la gastronomie, auteur de l'immortel Ceux qui savent de quoi je parle comprendront ce que je veux dire
Mais ma rencontre avec l'Obs remonte à beaucoup plus loin lorsque je rendais visite avant 68, dans les locaux du journal près de la Madeleine, à Michel Bosquet qui, sous le nom d'André Gorz, fut mon premier correcteur pour un article publié dans les Temps Modernes. Je l'ai beaucoup aimé, Horst-Gorz-Bosquet, vraiment beaucoup, car, au-delà de ses évidentes qualités humaines qu'il a poussé jusqu'au suicide par amour, il réhabilitait pour moi la fonction du journaliste, où doivent se mêler pensée, information et pédagogie.
Nous étions donc faits pour nous rencontrer, l'Obs et moi. Claude Perdriel m'a même rappelé qu'il avait essayé de me débaucher de Libé pour « le Matin ». Mais je ne pouvais pas quitter Libé. Libé c'était ma famille et je ne suis pas mécontent d'avoir trouvé à l'Obs nombre d'anciens de Libé d'autant que, pour certains, je les avais moi-même embauchés quelques années plus tôt.
Je dois dire ici un mot à propos de Claude Perdriel qui est pour moi le dernier grand patron de la presse française, car il allie des qualités de plus en plus rares : sens journalistique, rares capacités d'entrepreneur - capable d'investir en période creuse - et une générosité que chacun a pu expérimenter, notamment dans les périodes sombres de l'existence, où il est toujours présent pour un geste de soutien et d'amitié.
De toutes ces années où je ne manque pas d'exemples, je ne retiendrai qu'une seule chose : après ma rupture d'anévrisme en 97, et mes trois années de longue et difficile rééducation, je suis revenu dans un journal qui avait changé de direction de la rédaction et, selon le dicton « qui va à la chasse perd sa place », je me suis retrouvé pour plusieurs années au placard, essayant vainement de placer quelques papiers dans ce service transversal qu'était la page « Les Uns, Les Autres », proposant notamment le portrait d'un top model qui allait se propulser aux sommets des hits avec un premier disque ....une certaine Carla Bruni. Refusé, comme d'autres, pour des raisons qui jusqu'ici me seront restées mystérieuses.
Jusqu'au jour où Claude me convoqua, estimant, non sans raison, que j'étais sous-utilisé, pour me proposer de m'occuper du Courrier des lecteurs. Ce que j'ai fait pendant sept années, avec un vrai plaisir.
Le courrier est le pouls d'un journal. Le nôtre est sans doute l'un des plus riches, car nos lecteurs ont du talent. Ils peuvent être érudits, n'hésitant pas à noircir des pages sur des sujets mineurs sans même avoir l'espoir de se voir publier. Pour le plaisir sans doute. Chaque semaine, j'avais la possibilité de publier deux fois plus de lettres et il faudra trouver les moyens d'en publier une partie sur le site, ce que devrait faire mon excellent successeur et ami, Guillaume Malaurie.
Bien sûr, si le courrier est le pouls du journal, il bat à son propre rythme. Ce sont le plus souvent les mécontents qui se manifestent. J'ai même mes habitués dont certains trichent avec mes règles, envoyant la même lettre à plusieurs journaux, espérant une multi publication qui flatte leur ego. J'ai des correspondances personnelles avec certains d'entre eux, car une partie de mon travail consistait à répondre, parfois longuement, à des lettres critiques. Je connais la vie de certains d'entre eux. Je sais même qu'une ancienne journaliste, habituée du courrier, qui vit à la campagne m'a fait la confidence qu'elle était nudiste (sans toutefois, je le précise, m'envoyer de photo à l'appui de ses dires !).
J'ai mes râleurs impénitents, qui s'imaginent des changements de ligne imposés par une méchante hiérarchie. Denis Olivennes en a fait les frais à de multiples reprises, même si ces changements de ligne étaient évidemment imaginaires.
Ce qui me donne au passage l'occasion de saluer son action, trop brève à mes yeux. Denis est un boxeur avec lequel je n'avais pas peur d'aller à l'affrontement pour défendre mes choix journalistiques. Car si je peux me permettre une critique, l'Obs avait besoin d'être bousculé. Trop de journalistes n'ont rien connu d'autre que le groupe Perdriel. Ils se sont habitués à cette atmosphère légèrement émolliente et se sont coulés dans ce moule. Il fallait remettre de l'ordre et casser avec trop de mauvaises habitudes. Et ce qu'a commencé de faire Denis.
Je souhaite que la nouvelle équipe autour de Laurent poursuive ce travail comme il a assumé l'héritage de Denis concernant les projets de nouvelle maquette.
Moi, comme les chats qui, dit-on, ont sept vies, je vais essayer d'en entamer une autre, avec ma femme Ariane qui, après dix ans, l'est officiellement devenue fin mai, ce qui me vaut le bonheur d'être, en même temps qu'une « jeune » retraité, un « jeune » marié !
Je vais pouvoir me consacrer pleinement à ma vieille passion, la Gastronomie. J'ai proposé à Claude de créer autour du site, un site gastronomique dont j'aimerais, lorsqu'il sera monté en charge, dans l'année à venir, qu'il soit un site de référence aussi bien pour le lecteur lambda que pour le milieu gastronomique. Je vais également m'atteler à un livre : LA GASTRONOMIE POUR LES NULS.
Mais changer de vie, c'est aussi changer de décor. Je vais désormais me partager à mi-temps entre Marseille et Paris, où je pourrai écrire en regardant de ma fenêtre les voiliers du Vieux Port et en me cuisinant un loup au fenouil acheté aux pêcheurs de ce même vieux port.
Je repasserai vous voir bien sûr, car beaucoup d'entre vous vont me manquer. Mais il faut savoir tourner les pages même si, comme me l'a dit un vieil ami, « on n'arrête pas le regret ».
Je vous souhaite bon vent et bonne route.
Jean-Marcel Bouguereau