Appelons-le Janus. Sa vie ressemble à un enfer et à un paradis... artificiel. Il est blogueur et alimente son blog régulièrement, tôt le matin, le soir en rentrant chez lui, les week-ends. Il culpabilise facilement, au bout de quelques jours, s'il n'a pas «posté», guettant dans la presse ou sur son fil Twitter une nouvelle idée de sujet... Le quotidien du blogueur type relève au mieux du sacerdoce, au pire de la drogue. Car il ne s'en passerait pour rien au monde...
Le blogueur n'est pas seulement un quidam qui se change les idées en jouant à l'auteur. Des journalistes aussi se sont embarqués dans l'aventure, alimentant ce qui est devenu un modèle économique pour nombre de médias en ligne qui surfent sur le participatif, le financement par la publicité des blogs et la culture de la gratuité propre au Web.
Le modèle «Huff Po» égratigné
Mais voilà que ces derniers mois le système a semblé se gripper. Quand le Huffington Post, site d'informations à succès bâti sur l'exploitation de blogueurs bénévoles, a été revendu à AOL pour 315 millions de dollars, ses contributeurs, à commencer par Bill Lasarow, rédacteur en chef du site de Visualartsource.com et ses cinquante journalistes, se sont mis en grève pour être rétribués.
Leur mot d'ordre: «Hey Arianna, can you spare a dime?» («Hé, Arianna, est-ce que tu peux partager un peu?»). Remettant ainsi en cause le modèle du «Huff Po»: Arianna Huffington n'a jamais caché que la majorité de ses contributeurs ne serait pas payée.
Mardi 12 avril, un palier a été franchi dans cette affaire: un groupe de blogueurs du Huffington Post a déposé devant la justice américaine un recours collectif à l'encontre d'AOL et d'Arianna Huffington pour «travail non rémunéré».
En France, pays dans lequel le Huffington Post a prévu de s'implanter - dès cette année selon certaines rumeurs -, nombre de médias en ligne se reposent sur une plate-forme de blogs alimentée gratuitement par des contributeurs. Avec différentes formules. Et des fortunes diverses.
Premier cas de figure, des journalistes tiennent un blog hébergé par leur employeur. Un travail complémentaire des articles publiés sur le papier ou le web, et en général non rétribué. Emmanuel Paquette, qui couvre l'actualité high-tech à L'Express, a ouvert un blog, Tic et Net, dès son embauche. Il est utilisé «pour relayer l'actualité immédiate, parce que je couvre les nouvelles technologies et que mon prédécesseur avait déjà un blog. Eux veulent des blogs de niches», précise-t-il.
Emmanuel Berretta, en charge des médias au Point, a retenu une approche similaire dans sa rubrique Medias 2.0 sur Lepoint.fr. Mais lui touche une gratification annuelle (environ 5% de son salaire).
Quand rétribution il y a, elle est le plus souvent symbolique. «J'y ai travaillé pendant trois ans sans contrepartie, avec seulement une gratification de 200 euros par mois», raconte le blogueur politique Hugues Serraf. Du coup, il a claqué la porte de Rue 89, qui l'hébergeait. Le voilà chez Atlantico, le jeune site d'info d'inspiration libérale. Comme éditorialiste, il est désormais payé avec un forfait pige de cinq éditoriaux hebdomadaires.
S'il était demeuré blogueur chez Atlantico, il n'aurait pas été payé. Jean-Baptiste Giraud, rédacteur en chef d'Atlantico, assume: «Les blogueurs expriment leur pensée. Ils ont le même statut qu'un invité sur un plateau de télévision.»
Un point de vue qui affleure dans les propos de nombreux patrons de site. Au Figaro.fr, «quelques experts sont payés une centaine d'euros par mois. Pour le reste, ni nos contributeurs ni nos journalistes qui tiennent un blog ne sont rémunérés», précise Pascal Pouquet, directeur des nouveaux médias. Rue 89, pour sa part, ne rétribue que les «contenus journalistiques, les blogueurs ont un travail rémunéré à côté», justifie Pierre Haski, son directeur de la publication.
D'autres tentent des systèmes de gratifications indirectes. Les journalistes-blogueurs de la rédaction papier de L'Express vont ainsi être équipés d'un Iphone: «Un système de rétribution indirecte, aussi destiné à pousser ceux qui ne bloguent pas», souligne Emmanuel Paquette.
Intéressement ou volontariat
Différente est l'approche du groupe Le Monde où a été instauré un partage des revenus publicitaires générés par le blog, avec un système de paliers de revenus. Une trentaine de blogueurs extérieurs sélectionnés par la rédaction seraient concernés. Pour les autres contributeurs, pas tous journalistes, «c'est du volontariat dans leur journée de travail», précise Alexis Delcambre, rédacteur en chef du Monde.fr.
Ainsi, outre un placement en Une, un palier minimum de 500 euros par trimestre est garanti. Pour le franchir, l'auteur doit augmenter son trafic pendant deux trimestres consécutifs. Ils seraient ainsi «une dizaine» au palier de 1 000 euros et de «cinq à dix» entre 1 500 et 2 000 euros. Un seul aurait atteint le cap des 3 000 euros. «On signe un contrat de droit d'auteur, raconte un des contributeurs invités. Mais si on gagne de l'argent, par exemple en tirant un livre de nos billets, on doit reverser au Monde 50% des droits d'auteurs.»
Sur quoi déboucheront ces systèmes de rémunération encore balbutiants? «L'affaire du “Huff Po” a levé un tabou: payé ou pas, le blogueur veut être vu, il alimente ainsi le système. On peut parler d'économie de la gratitude», estime Jean-Christophe Féraud, chef de service high-tech & médias aux Échos, et qui tient un blog pour son propre compte, Sur mon écran
radar, «laboratoire personnel, blog de journaliste-citoyen, sport intellectuel».
«Des projets éditoriaux se construisent autour de l'idée de contenus trouvés à prix bas. Cela pose question sur la crédibilité du média», ajoute de son côté Jean-Marie Charon, chercheur au CNRS, coauteur de La Presse en ligne (éditions La Découverte).
Et roule le recyclage !
Il peut être tentant de recycler un billet de blog sous forme d'article papier, sans respecter les droits d'auteur censés s'appliquer. Ce qu'a fait Rue 89 dans sa revue Rue 89 Le Mensuel, en y éditant des billets tirés du blog Rue 69 (300 000 visiteurs uniques revendiqués par mois). Raison pour laquelle Camille, à l'origine du blog, vient de le quitter, estimant que «certains billets ont été repris dans Le Mensuel, avec des changements et des inexactitudes dans la mise en forme et une relecture effectuée dans l'urgence. L'éditeur s'est attribué tous les droits moraux sur la reprise de ces billets.»