Plus qu'une prière, c'était une supplication. «Nous implorons les éditeurs du Washington Post de ne pas cesser la publication du supplément littéraire Bookworld, demandait le National Book Critic Circle dans une pétition en janvier dernier. Le débat constructif sur la littérature est vital pour la société.» Las! Malgré les centaines de signatures récoltées en quelques heures, la requête du cercle de critiques est restée lettre morte. Depuis le 15 février, le prestigieux supplément hebdomadaire du Post n'existe plus, hormis sur Internet.
Marcus Brauchli, directeur de la rédaction, invoque la baisse des recettes publicitaires et se montre un rien Tartuffe quant à la suppression de Bookworld: «Les critiques sont plus facilement accessibles en ligne que sur le papier. Internet va raccourcir considérablement le temps écoulé entre la lecture d'une recension et l'achat d'un livre, ce qui est une bonne nouvelle pour les écrivains et les maisons d'édition.» À la bonne heure ! Sauf que Bookworld était l'un des derniers survivants littéraires de la presse américaine, avec le San Francisco Chronicle et le New York Times, le dernier à ranger sa plume étant le Los Angeles Times en 2007.
Cette hécatombe n'inquiète pas les directeurs des suppléments littéraires français. «La littérature est un sport national en France, estime Claire Devarrieux, qui dirige le cahier Livres de Libération.Nulle part ailleurs on n'assiste à des débats aussi passionnés sur la rentrée littéraire, nulle part ailleurs autant de gens ne se sentent obligés d'écrire.» Le Monde des livres, c'est bien simple, «est un pilier du Monde, et de nombreux lecteurs achètent le journal le jour de sa parution», souligne son directeur, Robert Solé. Son homologue du Figaro, Étienne de Montety, ne doute pas lui non plus une seconde de l'attachement des lecteurs français aux belles lettres : «Le succès de la collection de classiques du Figaro, sélectionnés par Jean d'Ormesson, vendue à un million d'exemplaires, parle de lui-même.»
De moins en moins prescripteurs
Mais l'exercice est d'autant plus ardu qu'«entre 1993 et 2003, la parution de romans a doublé, passant de 300 à plus de 600», rappelle Claire Devarrieux. Les arbitrages sont ardus, mais les éditeurs aiguillent les lectures: «En littérature étrangère, les éditeurs font eux-mêmes un premier tri, choisissant en principe les meilleurs romans parus à l'étranger», explique Robert Solé. Et d'ajouter: «Pour la littérature française, des éditeurs nous mettent sur des pistes. On lit ensuite, et on choisit.»
Les suppléments des quotidiens ont longtemps été accusés d'être trop proches des maisons d'édition, de multiplier les renvois d'ascenseur, etc. «Les collusions peuvent exister, comme dans le milieu politique», estime Étienne de Montety. «Ce soupçon peut exister, mais nous ne recevons jamais de courrier en ce sens, et nous essayons d'être honnêtes et indépendants», note Robert Solé.
Pour autant, comme le souligne Étienne de Montety, «nous sommes moins prescripteurs qu'il y a trente ans: la multiplicité des médias a atomisé la critique». Ce qui n'empêche pas d'avoir une influence sur les ventes: «À l'occasion de la réédition des Mémoires du résistant polonais Jan Karski, nous avons interviewé l'une de ses dernières maîtresses à New York. Le titre figure aujourd'hui parmi les meilleures ventes», souligne le directeur du Figaro littéraire. Claire Devarrieux, elle, a mis en lumière dans ses pages Warlock, d'Oakley Hall, une réédition d'un roman des années cinquante qui a inspiré L'Homme aux colts d'or, d'Edward Dmytryk, tandis que Le Monde des livres a été l'un des premiers à parler de Mort d'un jardinier de Lucien Suel. À vos marque-pages !