Fabrice Bonnifet est directeur du développement durable du groupe Bouygues et président du C3D, le Collège des directeurs du développement durable. Il est une voix forte et écoutée sur la transformation du monde des affaires.
Bouygues est présent dans la construction, un secteur à fort impact sur l’environnement. Comment transformer cette activité ?
Tous les entrepreneurs responsables cherchent à remplacer le béton par des matériaux biosourcés. Chez Bouygues, nous nous sommes fixé l’objectif de 30% de construction en bois à l’horizon 2030. Au-delà, nous concevons des bâtiments hybrides à économie positive. L’idée est que l’utilisateur principal, dès lors qu’il n’a pas usage d’une partie des espaces, puisse les mettre à disposition d’utilisateurs secondaires. Ce peut être des bureaux, des parkings, des restaurants d’entreprise, des auditoriums qui ont une seconde vie le soir. Ce qu'on ne gagne plus en construisant, on le gagne en exploitant ces ouvrages.
Nous avons aussi inventé en 2011 les bâtiments à énergie positive, qui produisent plus de flux physiques qu’ils n’en consomment. Par le photovoltaïque ou la géothermie intégrés au bâti, on produit de l’électricité ou de la chaleur pour le bâtiment lui-même ou pour ses voisins. Il y a quinze ans, c’était de la science-fiction, aujourd’hui, c’est réel.
Mais le vrai enjeu pour le BTP, c’est la rénovation. On a lancé BySprong, un processus qui permet de rénover en masse des bâtiments en site occupé et diviser jusqu’à dix leur consommation d’énergie. Il y a des millions de logements à rénover pendant encore une trentaine d’années, c’est un marché colossal.
Et sur la téléphonie, comment encourager la sobriété numérique ?
On a sorti le nouveau forfait Source, qui incite les clients à moins utiliser leurs data : les gigas non consommés sont convertis en argent reversé à des associations d’aide à l’Ukraine, à l’enfance, à l’environnement. C’est de la sobriété choisie, beaucoup plus acceptable que la contrainte, même s’il faudra aussi de la régulation. Sur le gaz de Poutine par exemple, il suffirait qu'on accepte de rouler 10 km/h moins vite pour pouvoir s’en passer.
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La guerre en Ukraine et ses conséquences sur l’inflation n’ont-elles pas mis les préoccupations environnementales au second plan ?
La machine à excuses fonctionne à fond. Dans les arbitrages, c’est toujours le court terme qui l’emporte et le problème du climat est remis au lendemain. Actuellement, on est dans un grand concours d’annonces sur la neutralité carbone à horizon 2050 mais j’attends de voir si les trajectoires vont se réaliser. Pour certains secteurs très écocides, je suis sceptique. Tout le monde veut décroître en CO2 mais personne ne veut rogner sa marge. Il faut comprendre qu’on est en survitesse par rapport à ce que la planète peut digérer.
Comment faire pour que cette réalité amène à des changements de comportements ? Comme dans le film Don’t look up, les faits sont tellement effrayants que l’on regarde ailleurs.
Le film le dit bien : on avait tout pour dévier la comète mais on ne l'a pas fait. Nous aussi, nous avons toutes les solutions pour mieux manger, mieux se déplacer, mieux se loger mais il nous reste très peu de temps pour le mettre en place. Nous sommes en train de quitter une période d’insouciance, et même d’inconséquence dopée par des énergies fossiles pas chères, pour aller vers une période de sobriété sous la double contrainte de la réduction des émissions de carbone et de la raréfaction du pétrole et du gaz. De la consommation à outrance, on passe à une économie d’usage et de fonctionnalité, où l’on partage les espaces, les services. C’est simplement un retour au bon sens.
Il faut générer le besoin du non besoin. Les pays nantis gaspillent énormément de ressources en consommant des choses inutiles tandis qu’une grande partie de la population mondiale n’a pas accès à l’eau potable, à l’énergie, à l’assainissement. Si on veut arrêter cette gabegie, il faut proposer un autre narratif du vivre ensemble sur une planète limitée en ressources : revoir le modèle d’entreprise et de société, utiliser d’autres indicateurs que le seul PIB pour résumer la richesse des pays.
Le nerf de la guerre, c’est la finance. Êtes-vous favorable à une triple comptabilité, financière, sociale et environnementale ?
J’y suis plus que favorable, je le prône dans le livre L’entreprise contributive, coécrit avec Céline Puff Ardichvili (Dunod). Tous les business plans des sociétés reposent sur l’utilisation de matières premières dont elles ne payent pas le juste prix. Est-ce qu’elles feraient des milliards d’euros de profits si elles devaient payer le coût des externalités négatives générées par l’exploitation de ces matières premières? Demain, elles ne pourront plus gagner de l’argent au détriment de l'environnement et du social. Elles devront dire : « J’émets du CO2 mais j’ai mis en place des solutions pour le séquestrer et pour le compenser, j’utilise de l’eau mais j’ai des systèmes de traitement dans mon usine », dans un objectif net zéro impact. J’espère que la CSRD (corporate sustainability reporting directive), la nouvelle directive européenne sur la comptabilité extra-financière, permettra de passer ce cap.
En toute cohérence, il faudrait interdire les émissions de CO2 puisque la planète ne le supporte plus. Si j’étais député, j’inscrirais les limites planétaires dans la loi. À défaut de compter sur le droit, on peut inciter les entreprises à intégrer dans leur comptabilité les coûts de maintien des écosystèmes. C’est peut-être une utopie mais comme il n’y a pas de planète B, qu’est-ce qu’on fait ?
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Vous-mêmes, avez-vous arrêté de manger de la viande et de prendre l’avion ?
Oui. Je mange de la viande si on m’invite mais je n’en achète jamais. Je ne prends plus l’avion pour mes déplacements personnels et de moins en moins à titre professionnel avec les visioconférences. Comme dirait Jean-Marc Jancovici, la bonne moyenne pour prendre l’avion, c’est zéro.
Depuis 2016. Président du Collège des directeurs du développement durable.
Depuis 2011. Administrateur de The Shift Project.
Depuis 2007. Directeur Développement Durable et QSE (qualité, sécurité, environnement) du groupe Bouygues.
1989-2007. Directeur QSE du groupe Saur.
1998. Ingénieur diplômé du Conservatoire national des arts et métiers.