Les soubresauts de l’actualité et les drames de la guerre préoccupent les citoyens comme les entreprises et complexifient les prises de parole des marques. Récupération ou réelle communication ? Comment trouver le juste curseur sans se laisser déborder ?
Sous le choc. Le 24 février, l’Europe basculait dans son premier conflit armé depuis des décennies. Alors qu’au fil des semaines, la guerre se poursuivait et occupait les esprits, au vu à la fois de ses conséquences humaines et de ses répercussions notamment économiques, le 4 avril, des images de possibles crimes de guerre dans la ville ukrainienne de Boutcha ravivaient l’émotion. Une situation intenable pour tous ceux qui la vivent, et qui bouscule aussi les entreprises, ayant eu à se prononcer au début du conflit sur le fait de rester ou non en Russie et en Ukraine. Aujourd’hui, de nombreuses incertitudes demeurent… Pour les entreprises, l’action et la communication, dans ces circonstances, apparaissent périlleuses. Un faux pas et des salariés, sur place, peuvent être en danger. Sans parler de la question de l’image, expérimentée par un Auchan ou un Leroy Merlin qui ne veulent pas partir, pointés du doigt par Volodymyr Zelensky. La question de continuer ou non à communiquer se pose. C’est vrai surtout « durant le temps 1, celui de la réaction, concomitant à la sidération », précise Mathieu Collet, président d’Euros Agency Group, spécialisé dans les affaires publiques et la communication corporate.
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Sur ce plan, pas de réponse toute faite : les entreprises, selon leur secteur, ont soit arrêté, soit décalé certaines annonces ou tout simplement moins communiqué. « Pendant quelques semaines, personne n’a grand-chose à gagner mais certaines entreprises ont à y perdre », indique l’expert. Des marques ont interrompu leurs campagnes d’influence, notamment les griffes internationales, comptant des Russes parmi leurs influenceurs. « Une mesure de protection dans un temps de sidération, constate Cyrille Arcamone, associé fondateur de Maarc, agence de communication de crise. Pour les marques franco-françaises, il n’y a pas d’obligation à une espèce de jansénisme de s’interdire toute forme de vie. » D’autres ont levé le pied sur leur communication. « En B to B et dans l’énergie, l’on se fait un peu plus discret car il est difficile de savoir ce qu’on peut dire et faire », témoigne Stéphanie Bastide, directrice associée de l’agence de communication Wellcom.
« Rassurance »
En revanche, une qualité doit être partagée : l’adaptation. La guerre conduit les marques à affiner leur positionnement. « S’adapter, c’est intégrer la crise dans son secteur, note Mathieu Collet. Pour un acteur de l’énergie, ce sera dire à ses consommateurs ce qu’il conseille pour faire des économies. » Il s’agit aussi de se montrer rassurant, présent pour ses collaborateurs, ses clients, son écosystème. C’est ce qu’a fait le groupe Avril, fabricant des huiles Lesieur ou Puget. « Nous avons pris la parole assez tôt (début mars, le temps de comprendre la situation, les impacts) via notamment notre directeur général avec un message de rassurance des consommateurs », décrit Hélène Taboury, directrice de la communication du groupe et membre de l’association de communicants Com-Ent. Autrement dit : ne pas craindre des problèmes d’approvisionnement, les produits étant fabriqués en France. « Le groupe s’est aussi attaché, via ses filiales, à trouver des solutions pour ses clients et partenaires B to B (agriculteurs, agro-industriels) », complète la manager.
C’est là aussi qu’interviennent les démarches de solidarité – communiquées ou non, par peur d’être taxé d’opportuniste. Par exemple, Airbnb promettait de financer des logements temporaires quand Vinted participait à l’aide financière et facilitait les dons via l’application. Rappelant Decathlon et ses masques de plongée offerts aux hôpitaux lors de la crise du covid en 2020, ou LVMH fournissant du gel et des masques. « On est difficilement original et on suit l’émotion de l’époque », avance Mathieu Collet. « Les innovations de communication, il a fallu du temps, à l’époque du covid, pour qu’elles naissent », resitue Cyrille Arcamone. Comme celles des professionnels qui ont, durant les confinements, aidé les familles à rester en contact. Dans le prolongement, l'engagement des marques dans des causes n’est pas nouveau. Qu’elles portent un drapeau aux couleurs de la cause LGBTQI+, un carré noir en soutien au mouvement BlackLivesMatter ou promettent un plan RSE en lien avec la loi Climat, ce sont leurs opinions qui s’affichent ouvertement. Reste aux entreprises d’engager de réelles actions, que ce soit en interne ou en externe pour ancrer cette prise de position.
« Mauvaise interprétation »
Au-delà des repositionnements stratégiques, la guerre conduit aussi les marques à adapter leurs messages et leur créativité ainsi que leur façon de répondre aux briefs. Une problématique notamment rencontrée par Australie.GAD avec son client Magasins U. « La distribution est un secteur où la “guerre” des prix est omniprésente. L’impact de la guerre sur l’inflation du blé et de l’essence, par exemple, est nouveau. Nous avions prévu de communiquer sur certains produits mais est-ce encore possible compte tenu de leurs prix trop élevés ? », interroge Didier Tavares, directeur général de l’agence. Même si cette crise n’a pas forcément changé les calendriers ou les stratégies, il a fallu ajuster les prises de parole. « Nous préparons une campagne européenne pour la SNCF qui promeut des destinations européennes, nous voulions relire toutes les accroches pour ne pas être à côté de la plaque et il y en avait une qui aurait pu prêter à une mauvaise interprétation », explique Delphine Drutel, codirigeante de Rosa Paris, qui accompagne l’entreprise ferroviaire.
Les crises ont aussi un impact sur la manière d’actionner les opérations. Lors de la Fashion Week de Paris, certaines maisons de luxe ont adapté leur défilé pour montrer leur soutien quitte à faire passer des messages. Chez Balenciaga, un t-shirt aux couleurs de l’Ukraine et une lettre attendaient les invités autour du catwalk. Dans celle-ci, le directeur artistique de la maison, Demna Gvasalia, expliquait pourquoi il avait dû fuir en 1993 son pays natal, la Géorgie. Après la lecture d’un poème de l’auteur ukrainien Oleksandr Oles, les mannequins ont défilé dans un monde post-apocalyptique avec de la fausse neige, pensé comme une métaphore d’une catastrophe climatique imminente mais dont l’interprétation fut tout autre : certains y ont vu des réfugiés fuyant la guerre.
Sans oublier l’impact sur la production. Le conflit actuel bouscule les tournages des campagnes, alors que l’Ukraine et les pays de l’Est sont souvent choisis pour leur offre en la matière. « À long terme, cette guerre aura un impact sur les productions, Kiev est une ville connue pour les tournages », avance la codirigeante de Rosa Paris. Le problème, c’est que pour ces pays aussi, les tournages représentent une économie non négligeable. « Le nœud de la question, c’est plutôt comment ne pas faire payer une double peine aux populations et aux salariés en fragilisant une économie », s’interroge le directeur général d’Australie.GAD.
Relocalisation
Les communicants entrevoient à peine les conséquences de cette actualité dramatique. Il est probable qu’à long terme, elle conduise à certains changements en profondeur. Alors que le covid avait fait ressurgir la thématique de la souveraineté pour la fabrication des masques ou des vaccins, la voilà qui ressurgit autour des thématiques énergétique et alimentaire, et à échelle aussi bien européenne que nationale. « Il y a dix ans, une campagne avec du bleu blanc rouge, c’était franchouillard, aujourd’hui, l’Ukraine comme le covid renforcent la tonalité d’une communication qui dit les origines », souligne Cyrille Arcamone. Avec l’enjeu de la relocalisation pour les entreprises. La thématique transparaît par exemple dans la dernière campagne en date de GRDF réalisée avec Rosa Paris proclamant : « L’indépendance énergétique de la France, ça fait longtemps qu’on y travaille. » Une campagne à visée pédagogique conçue de manière à lutter contre une fake news : non, la France ne se chauffe pas au gaz russe. Seulement 17% de la production vient de Russie quand 50% vient d’Europe, principalement de Norvège. « C’est un sujet forcément polémique mais on se devait de rester humble, donc pas de jeu de mots ni de twist créatif. Nous avons quitté nos chaussures de publicitaires pour revenir à notre fonction première, informer », indique Delphine Drutel, de Rosa Paris.
La guerre ravive aussi le sens du mot responsabilité. Même si, post-covid, le « monde d’après » tant annoncé n’a pas eu lieu. « Des patrons ont travaillé leur raison d’être mais se disent que peut-être elle ne les aide plus à trouver leurs repères », rapporte Mathieu Collet, estimant dans le même temps que « la raison d’être n’a jamais eu autant de raison d’être qu’aujourd’hui ». « Les augmentations de prix sont déjà visibles, on ne sait pas si le gaz va être coupé. Comme citoyens, l’on doit se préparer à consommer mieux », illustre Stéphanie Bastide, de Wellcom. Le groupe Avril, lui, sera concerné par un débat sur la question alimentaire et sur le choix des modèles agricoles de demain. Et ce alors que les réserves de blé pour les années à venir dépendent en partie de la capacité des Ukrainiens à semer maintenant, alors que la guerre fait rage.