Stratégies a pu échanger avec Jill Hazelbaker, CMO et Senior Vice President Communication et Affaires publiques monde d’Uber. Elle revient sur la nouvelle campagne sortie pour les JO, qui matérialise une nouvelle page pour l’entreprise, mais aussi sur son approche des affaires publiques.
Vous avez lancé une campagne réunissant vos deux marques, Uber et Uber Eats, dans un même film, à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Pourquoi cette réunification ?
Jill Hazelbaker. Il faut remonter un peu dans le passé pour comprendre. Je travaille chez Uber depuis près de neuf ans, et lorsque je suis arrivée, la réputation de la marque était tout autre. Nous lancions des nouveaux business, et nous nous confrontions souvent à la colère des régulateurs locaux, ou de gestionnaires de licences comme les taxis. Nous n’avons pas forcément toujours fait ce qu’il fallait pour expliquer l’impact positif que nous avions sur le marché. Il était très clair pour moi que notre stratégie ne pourrait pas tenir sur le long terme. Pour réussir, il était essentiel de tisser des liens et de nouer des relations avec les décideurs locaux, les parties prenantes locales, et bien sûr, avec nos clients qui appréciaient notre service mais n’aimaient probablement pas lire les gros titres nous accusant de prendre leurs villes d’assaut. Il fallait donc que cela change. Notre mode de fonctionnement et notre manière de nous implanter devaient évoluer fondamentalement.
L’année 2017 a marqué un tournant culturel dans l’entreprise, qui a abouti à l’arrivée de notre nouveau CEO, Dara Khosrowshahi. Cela a permis de placer l’intégrité au cœur de toutes nos décisions. Nous nous sommes alors attaqués à plusieurs questions comme la sécurité, sur laquelle nous avons lancé plus de nouveaux produits en un an que nous ne l’avions fait sur les cinq années précédentes. Nous avons vraiment investi dans ce domaine. La théorie veut que le meilleur désinfectant, ce soit le soleil, n’est ce pas ? [expression anglaise : exposer des faits à la lumière] Nous avons regardé nos vulnérabilités en face en mettant justement notre innovation et nos technologies à leurs services. Cela a été le deuxième chapitre de l’entreprise.
Donc Uber a passé un cap ?
Oui, nos débuts étaient axés sur la légitimité. Nos relations avec les villes que nous desservons ont pu être assez tendues. Il y avait des réparations à faire. Aujourd’hui, nous avons davantage d’espace d’expression. Nous jouons un grand rôle sur le marché de la mobilité et de la livraison, et je pense que c’est le bon moment pour raconter une histoire fédératrice. Nous avons deux grandes marques, qui ont chacune leur identité propre, leur style, leur tonalité, avec des clients qui comptent sur elles. Elles sont toutes les deux très connues. Ce qui nous manquait, c’est un thème rassembleur qui les rapproche. C’est important pour Uber pour plein de raisons. Mais c’était important aussi de rappeler au public l’impact que nous avons dans près de 80 pays et pour les 7 millions de chauffeurs qui nous ont rejoints.
D’où est venue l’idée de la campagne « On Our Way » ?
Nous cherchions un moyen authentique de mêler ces deux marques. Et la réponse est devant vous, quand vous ouvrez les deux applications respectives. Une fois que la commande est passée, la carte s’affiche et vous pouvez suivre le chauffeur ou le livreur quand il se rapproche. L’icône indique « Nous sommes en route » (On our way). Et cela nous a vraiment parlé, car cela résume parfaitement ce que nous sommes et ce que nous faisons, pour les deux marques.
Mais elles continueront d’exister séparément ?
Oui, totalement, et nous continuerons d’investir en marketing d’excellence et pour leur croissance, séparément. Mais il était important pour nous d’avoir cette vision plus large, et de rappeler aux gens ce qu’ils ressentent quand ils utilisent nos services. Et j’espère sincèrement que ce n’est que le premier chapitre dans cette aventure.
Est-ce que les cibles se recouvrent entre Uber et Uber Eats ?
En grande partie. Nous essayons de faire en sorte que nos clients pour la livraison utilisent le service de mobilité et inversement. C’est quelque chose que nous surveillons de près. Cette campagne est un moyen d’accélérer cela, et de rappeler au public l’existence de nos deux services.
Le fait de combiner les deux marques n’est-elle pas aussi un moyen de faire des économies en médias ?
Assurément. C’est aussi une des raisons pour laquelle je pousse les équipes depuis longtemps à le faire…
C’est une campagne qui vise le grand public ? Ou aussi les chauffeurs potentiels, les restaurateurs…
Quand je vois la campagne, je trouve qu’elle résume tout ce que nous faisons, pour tout le monde. Je vois que les chauffeurs jouent un rôle très important, central. Je vois les livreurs, avec leurs sacs verts iconiques. Je vois les clients dans tous ces moments différents de la vie, et cette façon de montrer comment la marque s’insère dans leur vie est essentiel. Vous savez, les gens sont intelligents. Les clients, les chauffeurs, les livreurs… Si vous enfilez le mauvais costume, tout le monde s’en rend compte à des kilomètres à la ronde. Ce concept « On Our Way », est vrai. Il est ce que nous faisons au quotidien. C’est pour cela que l’idée est tant entrée en résonance avec les équipes. Elle a été imaginée en interne par nos équipes créatives.
Combien de personnes travaillent dans ces équipes ?
Environ 100 personnes à travers le monde. L’idée du film est née à Amsterdam, par Jérôme Austria [executive creative director d'Uber], et le sujet a ensuite été discuté à Paris, lorsque je suis venue en France en avril 2024. Nous avons travaillé pendant près de neuf mois, à analyser et chercher ce qui résumerait le mieux ce que nous sommes et ce que nous faisons. Nous avions l’intuition, mais c’est en avril que nous avons « craqué le code », tous ensemble. Et nous avons ensuite travaillé sur cette idée pendant les trois mois qui ont suivi.
Existe-t-il encore des endroits dans le monde où vos services sont interdits ?
Il y a des endroits où nous ne pouvons pas développer les mêmes services, mais les enjeux sont différents que ceux que nous avons eus par le passé. Je pense à Hong Kong où nous tenons un service de taxis, qui progresse énormément, et ce n’est pas le même que celui que vous trouvez à Paris. Au Japon, nous avons travaillé presque neuf ans avec les régulateurs. Cela a été lent, mais nous faisons des progrès pour rédiger les règles du covoiturage. Il y a aussi des marchés où nous devons encore discuter pour lancer des produits spécifiques, comme au Brésil, où nous cherchons à lancer Uber Moto. Il y a quelques marchés où l’expérience est différente, certains où des produits spécifiques nécessitent encore des discussions, mais il n’y a plus de marchés où nous sommes totalement exclus.
Donc aujourd’hui, Uber, ce n’est plus un seul et même service sur la planète ?
Non, et c’est ce que j’adore personnellement. C’est ce qui fait que nous sommes uniques. D’autres entreprises technologiques commercialisent partout dans le monde des lignes de code développées en Californie. Le produit et la manière de l’utiliser sont les mêmes partout sur la planète, ou adaptés selon les langues. Avec Uber, comme nous participons à la vie de la cité, nous sommes intriqués à la culture locale, donc notre business prend différentes formes et différentes saveurs. En Inde par exemple, la flotte Uber est essentiellement constituée de tuk-tuk à trois roues, à ce jour. En Amérique latine ou en Asie, nous avons énormément de motos. Nos activités sont très diverses, nous avons des vélos ou des scooters dans d’autres régions.
En tant que directrice des affaires publiques monde, comment gérez-vous ces rapports locaux, très diversifiés selon les marchés ? Avez-vous une agence globale ?
Nous avons des équipes d’affaires publiques dans chaque pays. Et de manière générale, nous dépendons assez peu du travail des agences. Nous en avons pour le marketing, pour les créations, pour les achats médias, mais nous ne reposons pas essentiellement sur elles. Nous essayons d’internaliser au maximum, car nous estimons que c’est plus efficace, et que nous sommes les plus à même de connaître et comprendre les racines de la culture d’Uber, et que c’est favorable pour l’idéation. Selon moi, les meilleures choses commencent à la maison.
Mais ne pensez-vous pas, en affaires publiques, que ce serait plus efficace de compter sur une agence qui a déjà ses contacts locaux ?
Je pense que notre manière de faire est plus authentique. En interne, nous avons une meilleure connaissance de nos produits, de comment nous nous définissons, de ce que notre culture signifie, de ce que nous pensons de nos clients, de nos marketplaces et de nos technologies. Selon moi, certaines convictions sont plus profondément ancrées chez Uber et le soutien des agences n’en est pas toujours optimal. Si vous les vivez et les respirez chaque jour, vous les manifesterez plus authentiquement à l’extérieur.
Ma question portait aussi sur le fait de savoir si, en termes de lobbying, ce n’est pas plus facile d’approcher les parties prenantes en passant par une agence, qu’en vous représentant directement, notamment pendant la période où vous vous battiez pour votre légitimité ?
Je ne pense pas que nous ayons été beaucoup confrontés à des problèmes d’accès. Au contraire, cela a toujours été plutôt facile. Je dirais même peut-être que dans les débuts, ceux qui étaient en colère contre nous étaient plutôt demandeurs, et nous appelaient. Ils voulaient nous rencontrer. Si nous avions pensé que, dans un pays pour un projet précis, les choses auraient été plus faciles en passant par une agence extérieure, nous l’aurions fait. Bien sûr, dans certains marchés, pour se développer, cela peut être très juste d’avoir quelqu’un dont l’expérience ne se limite pas à Uber, et qui a travaillé pour de nombreuses entreprises, dans des domaines différents. Mais je crois, même si je ne suis pas forcément objective, que nous avons toujours eu les bons recrutements. Nous embauchons souvent des personnes issues des gouvernements, donc qui ont déjà tous leurs contacts, ou qui viennent des médias, ou d’une agence, donc des personnes déjà en place, avec leur réseau et leurs connaissances de l’environnement.
Vous avez beaucoup de turnover dans vos équipes ?
Non très, très peu. La fidélité de nos équipes est très élevée. Et d’ailleurs, pas seulement dans les équipes de directions, à tous les niveaux de l’entreprise. Et je pense que c’est parce qu’Uber leur offre cette possibilité de travailler à l’intersection de la technologie, des médias et de la politique, et de présenter les choses à un niveau local et culturel adapté. Encore une fois, nous ne faisons pas que vendre des lignes de code sans aucune interaction avec nos clients. Le fait d’être très connecté au terrain nous aide en termes d’identité, et pour nos deux marques, de livraison et de mobilité.
L'année 2024 a été marquée par les débats autour de la législation européenne sur le statut des indépendants qui travaillent pour les plateformes. Que pensez-vous de la version aboutie ?
Je pense que c’est une bonne chose. Cependant, au niveau européen, le régulateur a manqué une occasion créer davantage de certitude, tant pour les entreprises que pour les travailleurs. Nous nous retrouvons maintenant dans une situation où nous allons devoir travailler au niveau national pour harmoniser la réglementation. Ce que nous faisions déjà. En France, nous avons le dialogue social. Au Royaume-Uni, nous avons le modèle de travailleur spécifique. La manière dont notre statut est catégorisé prend différentes formes selon le marché. Et cela nous convient parfaitement. Je pense que nous avons démontré que nous pouvons fonctionner avec une variété de modèles différents… Mais encore une fois, selon moi, il y avait une opportunité de créer de la certitude et de mettre en place un leadership immédiats au niveau européen. Et je ne pense pas que cette directive le permette. Personnellement, je n’envisage pas de changements significatifs car, encore une fois, et c’est une conversation que nous avons depuis de nombreuses années : les conducteurs veulent rester indépendants. Ils désirent évidemment des avantages et des protections, et nous sommes très heureux de leur en fournir. Mais dans chaque enquête que j’ai vue au cours de mes neuf années dans l’entreprise, les conducteurs affirment vouloir être indépendants plutôt qu’employés. Ils veulent être leur propre patron. Ils aiment avoir le contrôle de leur propre temps. Et donc, je m’attends personnellement à ce que cela continue.