Geneviève Azam est économiste et chercheuse, maîtresse de conférences à l’université Toulouse-Jean Jaurès. Militante écologiste, altermondialiste, elle s’est engagée contre l’A69, soutient les Soulèvements de la Terre et publiait en 2019 une très inspirée Lettre à La Terre (éditions du Seuil).
Commençons par parler d’économie, puisque c’est votre discipline et l’endroit d’où vous partez, en quelque sorte, pour construire une pensée philosophique, voire anthropologique, sur notre rapport au monde. Dans votre Lettre à La Terre, vous écrivez, à propos de l’économie, que « dans le feu qui brûle notre demeure, seuls l’intéressent le prix des cendres et le coût de la reconstruction (…) l'utilité au sens économique est réduite à ce qui est solvable »… Pourquoi, alors, par pragmatisme ou par cynisme, l’économie et la finance mondiale ne prennent-elles pas plus en compte le risque climatique dans toute son ampleur, la mesure des transformations à engager ?
Geneviève Azam. D’abord, il ne faut pas négliger une part de cynisme. Il y a des intérêts économiques très forts, très intriqués. Par ailleurs, les alertes ont été si longtemps ignorées ou déniées qu’il n’est plus possible, désormais, d’agir seulement à la marge ou de faire illusion avec du greenwashing. Alors c’est la fuite en avant. Je crois aussi qu’il y a, chez certains, une forme de fatalisme consenti : puisque tout semble fichu, autant continuer aussi longtemps que possible à faire ce qu’ils font déjà si bien, ce que dicte l’imaginaire économique dominant : détruire les ressources et se comporter comme si tout était à leur portée. Comme si la capacité à soumettre la nature était sans limites. Cela se conjugue avec un sentiment de toute-puissance. C’est même, au-delà d’un sentiment, plutôt une croyance virile, un acte de foi, dans l’idée que, de toutes façons, ce système va et doit perdurer ; qu’il faut être du côté des vainqueurs.
L’idée qu’on finira bien par « trouver la solution miracle » ?
Oui. C’est une forme de déni du fait que certaines choses nous échappent, sont irréversibles, du fait que nous n’avons pas prise sur tout. Y songer et en tenir compte questionnerait, y compris sur un plan philosophique, notre perception de la place des êtres humains parmi les vivants et dans l’univers. Beaucoup s’imaginent ou veulent s’imaginer que nous trouverons bien un moyen de régler le problème grâce notamment à la technologie et ses experts. Bien entendu, ils se trompent, mais cette illusion est un verrou essentiel. Dans le même mouvement, le choc ressenti devant des événements exceptionnels qui nous dépassent, au lieu d’enseigner que justement nous n’avons pas prise sur tout, tend à renforcer ce déni et provoque les réactions les plus violentes contre toute tentative d’inversion du processus. Jusqu’à la remise en cause des travaux scientifiques.
Pourtant on sait ce qu’il faut faire. Tout est documenté, sur nos trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre et leurs conséquences à court, moyen et long terme ; sur les transformations de l’organisation de nos sociétés, des échanges internationaux, de nos modes de vie, de nos consommations et prédations des ressources, à mettre en œuvre. On sait tout ce qu’il faut engager et même à quel rythme. Nous sommes loin, pourtant, d’agir en conséquence.
En effet, nous savons. Mais je ne suis pas certaine que nous croyions ce que nous savons, comme dirait le philosophe Jean-Pierre Dupuy. La remise en cause ou la non-prise en compte des savoirs scientifiques, pas seulement au sein d’une partie de la société, mais – pire – au sommet de l’État, ça, c’est très grave. C’est plus qu’un frein aux bonnes décisions, c’est un encouragement à la transgression des normes (fragiles et insuffisantes) de protection. En réalité, une grande partie de la société est prête à agir : toutes ces personnes qui ne sont pas dans une sobriété choisie – que beaucoup d’entre-nous appelons de nos vœux –, mais déjà dans une austérité subie. C’est une partie de la population, en France et dans le monde, qui subit déjà les effets conjugués des inégalités et ceux du réchauffement climatique. Le chaos climatique, l’effondrement de la biodiversité, sont déjà, par leurs effets induits, le quotidien de ces personnes. Pas besoin de graphiques ou de projections à 2050 pour les convaincre. On leur parle d’efforts à fournir mais elles font déjà d’énormes efforts au jour le jour, juste pour tenir le coup. Je veux pourtant croire que le chaos écologique et ses conséquences, déjà prégnantes, aideront à soulever le couvercle d’un monde mortifère, à partir des énergies et des initiatives territoriales.
À ce propos, la plupart des scientifiques que nous interviewons pour cette rubrique « les penseurs de l’écologie » nous ont fait part de leur désarroi, voire de leur désespoir, face à la surdité du monde, de celle et ceux qui ont les leviers pour agir. Ils ont la sensation que des décennies de travail et de savoir scientifique sont sciemment ignorées. Beaucoup hésitent entre la nécessité d’une forme de neutralité du scientifique et le fait de rejoindre par exemple des mouvements de désobéissance civile…
Je comprends leur désarroi et je comprends qu’on puisse être désespéré quand on a travaillé sérieusement, qu’on s’est battu pendant des années pour faire entendre raison sur des faits scientifiquement prouvés et indiscutables. Mais je crois qu’il faut aussi pouvoir transformer ce désespoir en action. On voit en effet de plus en plus de scientifiques, y compris des grandes voix comme Valérie Masson-Delmotte, prendre position dans le débat public, tout en continuant de s’appuyer sur leur base scientifique. C’est aussi une question de responsabilité, qu’elles et ils exercent. Un(e) scientifique est aussi un(e) citoyen(ne). Et un(e) citoyen(ne) qui, normalement, a le sens de l’intérêt général. La prise de positions publiques par des scientifiques, c’est plutôt un espoir, selon moi. C’est également important pour le renouvellement du travail scientifique. Parce que des jeunes scientifiques pourraient se dire que la science n’a plus assez de poids et renoncer à leurs travaux et à leur capacité à agir. Voir leurs aîné(e)s s’impliquer ainsi et défendre leurs valeurs, redonner du sens à la recherche scientifique, cela peut les réconforter, les stimuler.
Quitte à s’exposer à l’accusation d’être partisane ou partisan, de ne plus être assez neutre ?
Écoutez, ce sont alors des argumentations médiocres qui leurs sont opposées ! Nous sommes dans une époque où le simple fait qu’un scientifique aille dans l’espace public, dans les médias, expliquer ses travaux, un contexte et les conséquences du réchauffement climatique par exemple, suffit à le rendre suspect. C’est quand même incroyable ! Nous sommes dans une société du faux, du fake, du mensonge éhonté. Un ministre peut mentir de façon assumée… ça c’est quand même quelque chose qu’on ne pensait plus possible ! Cela sème le doute et dessert l’intérêt général.
Et la mobilisation de la société civile – dont font partie les scientifiques –, elle compte, selon vous ?
Ah oui, absolument ! Nous avons la chance immense d’avoir une société vivante, en France. Une société qui ne dort pas. Notre difficulté aujourd’hui, c’est que dès lors qu’on se mobilise pour défendre l’idée de conditions de vie dignes pour le plus grand nombre, quand il s’agit de préserver l’habitabilité de notre Terre, unique, ce n’est plus comme quand on se battait contre la guerre au Viêt Nam ou pour une autre cause finalement extérieure, ou que nous ressentions comme telle. Là, chacune et chacun d’entre nous participe et dépend matériellement du système que nous entendons transformer. C’est de cette dépendance dont il s’agit de se défaire en s’attaquant à la racine du problème, et cette racine est un nerf sensible. Pour cela, il y a la nécessité d’un sursaut collectif. Ce n’est pas qu’une question de responsabilité individuelle. Il faut arriver à faire, ensemble, ce que j’appelle des pas de côté. Et arrêter de dire ou de laisser croire que l’État, que les gouvernements, les autorités ne font rien ; il n’y a pas « d’inaction climatique » de la part des acteurs majeurs de la machine à réchauffer, gouvernement compris. Beaucoup est fait, dans le mauvais sens !
Une action climaticide ?
Oui, il y a de la mauvaise action climatique. Quand on décide par exemple de mettre en place des mesures dites de compensation pour annuler la destruction de biodiversité, quand on veut remplacer de l’artificialisation des terres par de la dés-artificialisation, etc. eh bien, on agit, mais on agit à l’envers. C’est l’inversion des fins et des moyens. La compensation ne fonctionne pas, on le sait, c’est scientifiquement prouvé. Quand on promeut la voiture électrique comme une solution miracle, sans parler des effets sur l’extraction de ressources, sans parler des changements d’usage nécessaires… Quand on promeut le développement du nucléaire en France en le présentant comme un élément central de la transition énergétique : on fait, on agit. En empêchant toute bifurcation énergétique.
Angela Davis dit, concernant les mobilisations citoyennes, que quand il s’est agi de se battre pour les droits civiques des Noir(e)s aux États-Unis, quand il s’est agi de se battre contre la guerre au Viêt Nam, on y revient, ça n’a pas été qu’une manifestation le dimanche après-midi pendant deux heures, mais des mois, des années de mobilisation et de combat sans relâche. Faut-il se préparer à en faire de même, pour le climat ?
Oui, ça je le pense profondément. Les manifestations, c’est important. Mais cela ne suffit pas. Dans la lutte s’inventent les changements systémiques, les manières de vivre, les types de solidarité, les alliances. Dans la lutte on rencontre des gens avec lesquels on n’aurait peut-être jamais discuté, on progresse, on construit sa pensée. Et cela porte ses fruits ! Il est cependant nécessaire, afin d’éviter l’essoufflement, que nous remportions de temps en temps quelques victoires (elle sourit). Et c’est aussi à cela que servent des luttes et des victoires comme celles contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Même si, sur place, tout n’est pas réglé, il me semble que nous devrions collectivement remercier tous ces jeunes, toutes ces paysannes et ces paysans qui se sont mobilisés, pour empêcher la construction aberrante de cet aéroport. C’est une victoire qui compte. Il y a des résistances et des luttes qui finissent par aboutir. Pas seulement en France, dans le monde entier. Des luttes qui ont permis de faire reconnaître les Droits de la Nature et progresser la préservation de la biodiversité.
Justement, le droit est-il l’arme qui va permettre d’avancer efficacement, afin de préserver les conditions d’habitabilité de la Terre, contre les multinationales, contre les gouvernements climaticides ?
Le droit est l’un des outils importants de la lutte, oui. Il n’est pas le seul mais il nous aide. Par exemple, dans le combat que je mène aux côtés d’autres, contre le projet d’A69, nous mobilisons une cellule juridique. Nous nous appuyons aussi sur l’expertise citoyenne. C’est indispensable. Pour ce qui est des Droits de la Nature, se dire qu’en France on commence à admettre l’idée de donner une personnalité juridique à un fleuve, c’est assez fort, compte tenu de notre tradition très cartésienne. Néanmoins, nous nous heurtons souvent à une inadaptation du droit et des règles.
En relisant votre Lettre à la Terre, qui selon moi est une lettre d’amour, une lettre d’attachement sensible à notre planète, je repensais à ce que nous disait Achille Mbembé dans ces colonnes mêmes [Stratégies n°2172 du 27 avril 2023]. Pour ce philosophe camerounais, la Terre est « notre dernière utopie politique, elle fait une place à chacune et à chacun. Sans discrimination. La Terre ne discrimine ni les virus, ni les bactéries, ni les plantes, ni aucune espèce animale, ni les femmes, les hommes, les êtres animés ou inanimés… Elle donne une place à tous, à l’ensemble de la Création, au sens théologique du terme ». Vous y retrouvez-vous ?
Oui… et ce qui me semble très intéressant, c’est aussi la prise de conscience, de plus en plus forte, que la Terre est animée. Qu’elle n’est pas seulement un stock de ressources à disposition de l’Humanité, pas seulement une forme de paysage figé et coi, mais un ensemble animé, pour le meilleur et pour le pire. On commence à comprendre que le réchauffement climatique et ses effets ne se négocient pas, non plus que l’extinction de la biodiversité. Que la régénération des conditions d’habitabilité de la Terre exige de défendre ce à quoi nous tenons et dont nous dépendons, d’assumer notre condition de terrestres, de vivants parmi les vivants. Et tout cela, c’est de l’ordre du sensible. Défendre nos attachements, c’est refuser le saccage industriel des paysages, l’assèchement des zones humides, la bétonisation de nos vies, la guerre au vivant, autant de chocs qui s’ajoutent aux émotions et à la tristesse de mondes familiers déjà bousculés par les désastres écologiques. Moi, je vis dans le sud-ouest de la France, je le vois très nettement. Dans le combat contre la construction de l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, ce qu’expriment les habitantes et les habitants qui résident sur le tracé, c’est d’abord une tristesse immense devant l’abattage de centaines d’arbres très anciens. Voir disparaître, du jour au lendemain, des arbres centenaires, qui ont toujours constitué leur paysage, leur environnement connu, quotidien… voir d’anciennes maisons détruites… mais surtout les arbres : c’est d’abord un chagrin profond. Et puis une saine colère devant un monde à l’envers, à l’heure des canicules et du choc climatique. Des arbres centenaires abattus, des centaines d’hectares sacrifiées, des nappes phréatiques polluées, pour gagner vingt minutes sur la route ? Il est possible de changer de direction, d’aller à contre-courant. Ou plus précisément de se saisir des courants nombreux qui ouvrent un avenir au lieu de s’écraser sur le mur de la vitesse.
Avons-nous toutes et tous la même définition de l’écologie ? N’y aurait-il pas d'une part une écologie profonde, « intégrale » disent celles et ceux qui la prônent, pour transformer le système dans lequel nous vivons et d’autre part, une pseudo « écologie des solutions », qui n’a rien de systémique mais prévoit des adaptations, à la marge, d’un système déjà à bout de souffle ?
Il y a bien un capitalisme vert qui revendique une « croissante verte », ou une « croissance inclusive »… Que sais-je encore ? Un « développement durable » ! Ces concepts ne sont pas récents, mais il devient de plus en plus évident qu’ils relèvent plus aujourd’hui du problème que de la solution. Qu’ils sont encore une façon pour les tenants du système économique, financier et social mondial, de contourner les efforts de transformation à produire. Ce sont ces fausses solutions qui conduisent à une forme de criminalisation des mouvements écologistes, lesquels réclament, eux, une vraie transformation du système. Un vrai « autre monde ». En réalité on peut agir, pour transformer ce système. Le monde tel qu’il va n’est pas une fatalité. Par exemple, on peut agir sur les accords de libre-échange. On peut agir en interdisant vraiment le glyphosate, en organisant un système agricole débarrassé des pesticides, et de tous les intrants écocidaires. Je ne désespère pas d’ailleurs qu’on « gagne », dans notre combat contre l’A69, que la justice s’exerce et qu’un désastre durable soit évité.
On peut agir et agir bien mais en combien de temps ? On parlait tout à l’heure du temps nécessaire pour mener des luttes victorieuses : au regard de l’urgence climatique, avons-nous encore le temps de tergiverser ou faut-il comprendre que la Révolution écologique doive forcément en passer par la violence, pour advenir ?
J’espère bien que non ! Les écologistes sont plutôt des gens pacifistes, vous savez ! Je ne crois pas qu’il faille s’attendre à une Révolution avec un grand R…du genre de la prise du palais d’Hiver [début de la seconde Révolution russe, en 1917]. Mais je vois de nombreuses petites révolutions tous les jours dans des manières de vivre, des choix collectifs ou individuels. Cela existe ! Ce n’est pas forcément beaucoup mis sous les feux de la rampe, mais je crois sincèrement que cela travaille la société en profondeur. On en revient au fait qu’il ne s’agit pas seulement de manifester ou de signer des pétitions – ce qui est également utile – mais qu’il faut pouvoir prendre des initiatives, participer à des coopératives, incarner le changement, s’engager. Lutter ! C’est cela que j’appelle une société vivante.