Le secteur du luxe a pleinement adopté les technologies d’intelligence artificielle, mais reste encore prudent sur l’IA générative. Un article également disponible en version audio.
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Après l’e-commerce, la réalité virtuelle, le Web3, 2023 a été l’année de l’intelligence artificielle. La raison tient en quelques lettres : ChatGPT. Selon un article de Reuters de février 2023, le robot conversationnel développé par OpenAI est la technologie qui a connu la phase d’acquisition la plus rapide à ce jour. Elle a mis deux mois pour atteindre 100 millions d’utilisateurs, quand il avait fallu neuf mois pour TikTok et deux ans et demi pour Instagram. Par sa facilité d’utilisation et sa restitution bluffante du langage humain, ChatGPT a popularisé l’intelligence artificielle auprès du grand public.
Mais dans l’industrie, et singulièrement dans le luxe, l’IA est une réalité depuis longtemps déjà. Selon Capgemini, il existe 30 à 40 cas d’application de la technologie dans le secteur du luxe, de la conception d’un plan de collection à l’optimisation des prévisions de ventes, de la traçabilité des matières premières à la personnalisation de la relation clients. Avec la croissance du nombre de données, chiffres, mots et images, la science qui permet de les organiser et de réaliser des scénarios prévisionnels est en plein essor.
« Depuis cinq ans, les grandes maisons de luxe ont renforcé leur démarche innovation, en recrutant des milliers d’experts en technologie, assure Maria Grazia Solimene, directrice du pôle luxe de Capgemini Invent. Certaines marques ont inséré un passeport digital dans leurs produits, en partie géré avec l’intelligence artificielle, qui permet de communiquer à leurs clients des informations sur la filière, des invitations à des défilés et à des ventes privées, des solutions de réparation, voire des prévisions météo pour les inviter à protéger leur sac… ». Le cabinet de conseil estime que la technologie permet de réduire les coûts de l’ordre de 20 %, mais plus encore d’améliorer la qualité de la relation avec les clients.
Chercheur augmenté
Dans la lutte contre la contrefaçon, LVMH a investi dans la start-up Entrupy, qui permet de vérifier l’authenticité d’un produit en analysant ses caractéristiques techniques. Dans la recherche, on parle désormais de « chercheur augmenté », qui s’appuie sur la science des données. « Chez Shiseido, la recherche fondamentale a analysé des millions de photos de coupe de peau grâce à une nouvelle technologie d’imagerie en 4D qui a permis de mieux comprendre le fonctionnement des muscles tenseurs, témoigne Nathalie Broussard, directrice de la communication scientifique au sein du groupe japonais. L’intelligence artificielle permet cette visualisation dynamique. »
Autre exemple, le groupe L’Oréal a travaillé avec Google et la société Converteo pour gérer sa masse de contenus sur internet - 777 sites et 800 000 pages dans le monde - et faire en sorte qu’elles émergent aux premières places sur le célèbre moteur de recherche. « Le but était d’améliorer le référencement pour avoir la réponse la plus précise à une demande, dans un langage humain, explique Charles Letaillieur, responsable IA chez Converteo. Aucune équipe ne pourrait piloter une telle matière manuellement. »
Prudente sur l’e-commerce à ses débuts, l’industrie du luxe, autant fondée sur les savoir-faire traditionnels que sur l’innovation, a donc pleinement embrassé les potentialités de l’intelligence artificielle. Mais la question posée par ChatGPT et ses concurrents spécialisés dans l’image, comme Midjourney ou Dall-E, est celle de l’IA générative et de ses implications sur la création. Capable de produire du texte et des visuels en réponse à des requêtes ou « prompts », elle pose des problèmes éthiques (remplacement de l’humain, création de fausses images ou « hallucinations ») et juridiques, liés à la propriété intellectuelle.
Le monde du luxe, très soucieux de son image, aborde ce domaine avec réticence. Plusieurs groupes ont interdit l’utilisation de Midjourney et Dall-E par leurs équipes, car les créations sont stockées dans le cloud et donc accessibles à tous mondialement. « Nous avons mené un projet de création en intelligence artificielle avec un groupe de cosmétique mais le service juridique nous a empêchés de le sortir à la dernière minute, témoigne Esha Woottum, luxury & new media producer de la société de production Birth Lx. Il y avait des problèmes de droits liés à l’utilisation d’images de mannequins et le risque que les concurrents aient accès à la direction artistique de la marque. Finalement, nous n’avons gardé l’IA que pour un élément de décor. »
L’Oréal affirme refuser d’utiliser l’IA générative pour ses campagnes publicitaires, car son discours est fondé sur la réalité de la peau et du cheveu humain. Même l’outil d’optimisation des campagnes publicitaires de Meta, Advantage+, qui délègue à la machine le choix des meilleures cibles et des meilleurs emplacements, est encore en phase de test parmi les annonceurs du luxe. « Ils veulent être dans le contrôle de tous les paramètres de leurs publicités et demandent des garanties avant de se lancer. Mais comme pour la réalité augmentée, quand ils seront assurés de la qualité, ils y viendront », souligne Violaine Gressier, responsable du département luxe de Meta France.
L'authenticité au cœur du produit
« Avant ChatGPT, personne ne parlait d’IA générative, replace Frédéric Rose, fondateur et CEO de la start-up Imki. Utiliser Midjourney implique d’entraîner l’algorithme en envoyant des données aux États-Unis. Cela pose un risque juridique trop important. De plus, ces outils sont généralistes, ils ne sont pas pointus sur les codes d’une marque. » Imki mène des projets encore confidentiels avec des maisons de luxe en travaillant sur leurs propres bases de données tirées de leurs archives. L’objectif est d’entraîner des intelligences artificielles spécifiques à partir des caractéristiques artistiques et techniques de la marque.
« On fait travailler ensemble des développeurs et des stylistes, explique Frédéric Rose. Il faudrait des années pour analyser et exploiter tout ce patrimoine manuellement. L’intelligence artificielle est plus rapide que l’humain mais elle ne remplace pas la vision du directeur artistique. Elle ne peut pas créer de toutes pièces une collection. » Le travail de la main, le savoir-faire des artisans d’art restent en effet intrinsèquement liés au luxe et doivent être préservés. D’ailleurs l’horlogerie, marché notoirement plus conservateur, reste encore en marge de la tendance.
« Nos clients de ce secteur, qui vivent dans le culte du mécanisme extraordinaire, ne nous parlent jamais d’intelligence artificielle, affirme Christophe Huck, fondateur de l’agence de communication Helmut. Le luxe est une industrie dans laquelle l’authenticité est au cœur du produit, où l’inclusivité est mise en avant, autant de notions qui sont l’antithèse de l’IA. Les groupes ont raison d’être frileux. En revanche, nous utilisons la technologie comme outil de travail, pour pousser notre démarche créative, réaliser des maquettes qui nécessitaient auparavant des photomontages complexes. On est comme au début de Photoshop, qui d’ailleurs intègre maintenant de l’IA pour les retouches. Mais ensuite les campagnes sont tournées de façon classique. »
Démarche responsable
Quelques marques se sont déjà essayées à des communications assistées par l’intelligence artificielle. Pour les 170 ans de son Flacon aux Abeilles, créé pour le mariage de Napoléon III, Guerlain a réalisé un montage vidéo de plus de 1 800 images générées artificiellement, en collaboration avec des directeurs artistiques, des archivistes et des ingénieurs. La marque a entraîné son propre modèle d’IA en insistant sur le respect de la sensibilité humaine. Sa maison mère, LVMH, vient également d’annoncer un partenariat avec l’Institut d’intelligence artificielle centrée sur l’humain, de l’université de Stanford (Stanford HAI), afin de développer des applications sur toute sa chaîne de valeur, dans une démarche responsable.
La marque de mode Casablanca a lancé cet été la campagne « Futuro Optimisto », générée par l’IA, avec des images étonnantes comme un cheval qui sort d’un mur ou des architectures rétro-futuristes. Toute une équipe de direction artistique, de stylisme et de décoration a œuvré à la conception des prompts, preuve que la machine n’est pas prête à remplacer l’humain. « Au contraire, l’IA nous pousse à être encore plus créatifs, souligne Romain Quédreux, directeur de la stratégie de Landor. Si elle trouve une idée que nous aurions pu avoir, ce n’était probablement pas une bonne idée. Il ne suffit pas d’être le premier à utiliser l’IA pour se donner une image d’innovation. Il faut être pertinent avec la marque. »
L’intelligence artificielle fonctionne selon une logique de probabilité à partir de ce qui existe déjà. Si on l’interroge sur le luxe, elle va répondre rareté, exclusivité, beauté. Il faut aller au-delà de ces conventions. « Il faut jouer à cache-cache avec l’IA, affirme Deborah Marino, directrice générale adjointe de Publicis Luxe. La machine a un tropisme vers le joli, le lisse, le symétrique. Il est plus intéressant de dépasser les modèles probabilistes pour intégrer une part d’imperfection, qui fait toute la valeur des objets de luxe fabriqués à la main. En ce sens, l’IA ne prendra pas la place de l’artisan d’art. Mais il y aura peut-être des artisans d’art du prompt, capables de façonner les requêtes avec un langage très précis. » Ciseler le prompt comme un joyau, un métier d’avenir.