Sur la guerre Israël-Hamas, les marques, pourtant promptes à parler «d’engagement», marchent sur des œufs… L’éclairage de Marion Darrieutort, présidente-directrice générale et fondatrice du cabinet de conseil en gouvernance et influence The Arcane.

Rares sont les marques à s’exprimer sur la guerre Israël-Hamas. Pourquoi ce silence ?

Marion Darrieutort Ce conflit est le symbole de la sociétalisation des marques et des entreprises. Il marque un virage dans la façon dont celles-ci doivent faire face à de nouveaux risques, pas seulement techniques mais aussi sociétaux, auxquels elles ne sont pas préparées. Aujourd’hui, cette sociétalisation piège les marques qui se retrouvent prises dans des débats dans lesquels on leur demande de prendre position.

On a vu beaucoup de communication interne mais peu d’externe. Le 7 octobre [jour de l’attaque du Hamas], les entreprises se sont posé deux questions : ai-je communiqué sur le conflit Ukraine-Russie ? Si oui, je me dois de le faire là. La seconde question était : ai-je des collaborateurs dans la région ? Si oui, je communique pour dire que je m’occupe de leur sécurité. C’est ce qu’ont tout de suite fait Veolia et Orange, par exemple.

Les entreprises avaient généralement pris position sur la guerre en Ukraine donc cela les a forcées à communiquer (en interne). Et ce, de façon plutôt factuelle, en regrettant les actes de violence. Mais, deuxième étape, certaines ont subi des pressions souvent de l’interne pour qu’elles continuent à communiquer en utilisant des mots plus forts et en prenant position.

Avec quels effets ?

Lors du mouvement Black Lives Matter, les filiales américaines ont incité les directions générales à prendre parti. Là, cela a été la même chose, en leur demandant d’employer des mots forts comme « terrorisme », « génocide », dans des positions plutôt pro-israéliennes. En France, pour les entreprises du SBF 120 et du CAC 40, cette pression est venue des filiales américaines. Les entreprises franco-françaises ont moins vécu cela.

Signe que ces sujets échappent aux directions générales lorsque les parties prenantes prennent position :  quand McDonalds Israël décide d’offrir des repas aux soldats et aux hôpitaux, la maison-mère se refuse à tout commentaire et certains restaurants du Moyen-Orient affichent leur soutien à la Palestine. Starbucks, après une prise de position d’un de ses syndicats en solidarité à la Palestine, a dû communiquer son désaccord et porter plainte.

Ceux qui ont tenté de communiquer en externe se sont pris un backlash [retour de bâton]. À l’image du patron du Web Summit, qui a exprimé une opinion personnelle sur les réseaux sociaux, ce qui a suscité un désengagement de certains partenaires et l’a forcé à démissionner. À chaque fois, ceux qui l’ont fait ont été la cible de violences.

Serait-ce difficile de s’engager pour la paix, la tolérance, le respect de la vie humaine ?

Dans ce conflit, il y a beaucoup d’émotionnel, et beaucoup de personnel. Quand cela touche à la religion, à tout ce que les populations juives ont vécu, c’est tellement fort et ancré dans une histoire des peuples : c’est pour cela qu’il y a de vifs débats, ce qu’on peut comprendre. Prendre la parole ne suffit plus, il faut prendre parti. C’est à la lumière de ce qui se passe dans la société civile en France, divisée par ce conflit. Même le silence est un signal dans ce conflit. Une entreprise qui ne communique pas ne sera pas comprise. Le silence n’est pas une option.

La situation – et les réactions des marques – diffèrent par rapport à la guerre Russie-Ukraine…

Cette guerre est binaire, tandis que le conflit au Proche-Orient implique d’autres facteurs comme la religion et le terrorisme. C’est une guerre avec une multitude d’éléments autour. C’est compliqué à gérer pour une entreprise.

Au début de la guerre en Ukraine, des entreprises avaient manifesté leur solidarité, comme Airbnb en offrant des logements aux réfugiés ukrainiens ou BNP Paribas en aidant financièrement des associations. Quid de la solidarité ici ?

Chanel, dans un courrier du CEO et de la DG, a exprimé son effroi et fait un don à des associations dans la région. C’est le même mécanisme de solidarité que dans le conflit Ukraine-Russie. Mais il y a eu un backlash. Entre autres griefs, la marque a été accusée de ne pas donner à parts équivalentes à la Palestine et à Israël. On compte les points. Dans le conflit Ukraine-Russie, on ne compte pas les points, l’aide va à l’Ukraine. C’est lié à la dimension émotionnelle du conflit actuel.

Quel est votre meilleur conseil de communication dans la situation ?

En tant que conseil, nous sommes prudents et humbles car ce n’est pas une science exacte. La situation est inédite et il n’y a pas de réponse unique. Cela dit, rester silencieux n’est pas une option donc il faut prendre la parole pour condamner tout acte de violence et regretter ce qui se passe au Proche-Orient. L’enjeu est de prendre la parole sans prendre position au risque d’être pris dans un débat qui nous échappe. Cela veut dire aussi tenir son rang, rester à sa place : rappeler que l’entreprise n’a pas vocation à se substituer au droit international ni à la diplomatie. Que son rôle réside dans la sécurité des collaborateurs et la poursuite de ses activités.

Quelles questions vos clients vous posent-ils le plus souvent sur le sujet ?

Est-ce que je dois m’exprimer ? En interne, en externe ? Ils demandent du décryptage, de la veille, des exemples sur ce que font les autres. Ils ont besoin d’être rassurés et de prendre la température.

Carrefour ou McDonald’s ont fait l’objet d’appels au boycott après que leurs branches israéliennes ont annoncé fournir des repas aux soldats et/ou aux habitants du pays. Comment réagir dans ce cas ?  

Il est parfois urgent de ne rien faire. Ces appels démarrent et peuvent retomber très vite car les consommateurs sont pris dans leurs contradictions [on ne consomme pas toujours en adéquation avec ses valeurs]. Dans les faits, ils sont souvent peu suivis. Ce qui n’empêche pas de surveiller si le mouvement monte ou pas. La menace est davantage réputationnelle que commerciale.

Pour les marques qui font de l’influence, comment gérer les prises de position des créateurs de contenus avec qui elles travaillent ?

Il s’agit d’abord de regarder ce que dit le contrat entre la marque et l’ambassadrice, l’égérie. Preuve de cette sociétalisation grandissante, les marques essaient de plus en plus d’insérer des clauses d’expression publique dans les contrats. Ce n’est pas facile. Les influenceurs ont le droit d’avoir leurs opinions. Les marques ont compris qu’elles ne pouvaient pas réglementer. Il s’agit de miser sur la bonne intelligence de l’ambassadrice concernée.

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