Succès des années 2000, après avoir longtemps surfé sur la notion de club fermé, Abercrombie & Fitch revient avec un concept à la mode : l’inclusivité. Opportunisme ou sincérité ?
Il fut un temps pas si lointain où Abercrombie & Fitch avait le vent en poupe. Entre la fin des années 90 et le début des années 2000, les ados et pré-ados n’avaient que cette marque à la bouche ou du moins dans leur garde-robe. À la lisière entre le look BCBG et preppy, cette marque a connu la gloire grâce à Mike Jeffries. D’une marque traditionnelle, cet homme d’affaires a fait une enseigne premium. Une nouvelle identité due à un ravalement de façade total, où les looks façon Chasse et Pêche ont été remplacés par des mannequins aux abdos sculptés dans des magasins ressemblant à s’y méprendre à des boîtes de nuit. Leur nouveau crédo : « Young, rich and beautiful. » Symbole d’un faux cool et branché ?
Sans crier gare, ou presque, à la même période la marque commence à essuyer des bad buzz. Avec entre autres, l’apparition de vêtements taille « triple 0 » soit « la même taille que la jupe d’une fillette de 8 ans », comparait le Grazia britannique ; la discrimination à l’embauche ; l’hypersexualisation des jeunes filles ; la fin de la commercialisation des vêtements au-delà de la taille 40. Sans compter les propos dégradants tenus par le PDG en personne. Mike Jeffries avait expliqué à Robin Lewis, auteur du livre The New Rules of Retail, qu’il ne voulait « pas de gros dans ses magasins » mais « des personnes minces et belles ».
Cette polémique largement relayée sur les réseaux sociaux et à travers des pétitions en ligne a été relancée en 2010 par un manager de l’enseigne. Ce dernier révélait que les produits retournés par les clients étaient détruits car : « Abercrombie ne veut pas laisser penser que n’importe qui, une personne pauvre, peut porter ses vêtements. » Ces propos n’ont fait qu’accélérer le désamour pour la marque. En 2008, Abercrombie & Fitch possédait 1 000 magasins à travers le monde et réalisait un chiffre d’affaires équivalent à 2,5 milliards d’euros. En 2012, la marge d’Abercrombie est passée de 7,8% en 2008 à 5,3% selon L’Express, sans compter la fermeture dans la foulée de 180 magasins entre 2012 et 2015. En 2014, le chapitre Mike Jeffries se clôt avec sa démission.
Woke attitude
En 2014, l’enseigne nomme Fran Horowitz à la direction pour rattraper les pots cassés. Sa mission principale est d’assainir l’image de la marque. « Lorsque j’ai rejoint l’entreprise, nous nous sommes vite rendu compte que les clients attendaient des marques des choses différentes de ce qu’ils avaient dix ans plus tôt, et que nous devions évoluer avec eux. Cela signifiait tout revoir, de nos produits au marketing, en passant par les gammes de taille, les marques partenaires, afin de refléter notre clientèle diversifiée. Aujourd’hui, Abercrombie est intrinsèquement différent, et nous sommes fiers d’être à nouveau en résonance avec notre public », explique Fran Horowitz. Leur nouvelle opération séduction consiste donc à surfer sur un buzzword woke : l’inclusivité.
Dans la même veine que Victoria’s Secret, leur communiqué diffusé début 2022 affiche la donne : « La marque se présente “officiellement” à ses clients à travers une campagne aux multiples facettes qui intègre des collaborateurs provenant de tous horizons, valorisant leurs voix et expériences afin de démontrer avec conviction qui est Abercrombie à présent. » En témoignent les sites internet des enseignes du groupe qui vendent des gammes « non genrées » pour Gilly Hicks, chez Hollister ce sont les gammes « toutes tailles » qui sont privilégiées. Le site de la marque mère affiche une campagne – fortement inspirée de Benetton – qui célèbre la diversité: « Abercrombie Today ». « Nous nous efforçons de garantir que l’inclusivité n’est pas seulement représentée dans notre marketing, mais qu’elle est prise en compte dans toutes nos conceptions, et que ces dernières prennent en compte des corps de formes, tailles et hauteurs différentes », rejoint Kristin Scott, global brand president.
Digital first
Pour se faire pardonner, ne dit-on pas qu’il faut reconnaître ses fautes et endosser sa responsabilité ? La promesse faite à Stratégies de parler autant du passé de la marque que de ses horizons n'a pourtant pas été tenue. Aujourd’hui Abercrombie & Fitch se définit ainsi : « Nous concevons des vêtements en lien avec l’objectif de notre marque : rendre chaque jour aussi exceptionnel que le début d’un long week-end. Nous nous concentrons sur nos clients de la génération Y et visons à fournir des produits qui correspondent à chaque aspect de leur style de vie – qu’ils voyagent, qu’ils aillent bruncher avec des amis ou qu’ils célèbrent un mariage. Nous combinons les tendances au confort et à la qualité durable », ajoute Kristin Scott. Malgré cette nouvelle volonté, le groupe continue de perdre du terrain avec la fermeture de 137 points de vente en 2020 dont l’emblématique magasin des Champs-Élysées, un hôtel particulier de 10 000 mètres carrés.
Actuellement, Abercrombie & Fitch représente une exploitation de 230 magasins dont 48 à l’international. En contrepartie, l’enseigne a choisi de miser sur le digital. « Bien que nous n’ayons pas partagé publiquement un montant exact, nous avons déclaré que notre activité numérique continuait de croître. Au cours de l’exercice 2020, le numérique a atteint 54% de nos ventes totales. Cet élan s’est poursuivi tout au long de 2021, y compris au troisième trimestre, où les ventes numériques ont augmenté de 8% d’une année sur l’autre pour représenter 46% des ventes totales », éclaire Fran Horowitz. Une aubaine lorsque l’on sait que quelques mois plus tard, la pandémie de Covid-19 allait tailler dans le vif.
Le directeur financier de la griffe, Scott Lipesky, affirme même que leurs clients possèdent une mentalité « digital first ». Pour ce qui est des réseaux sociaux, la stratégie est simple : « aller sur les plateformes où se trouvent nos clients, avec des créateurs d’horizons différents. Que ce soit sur nos chaînes ou sur les chaînes des créateurs avec lesquels nous nous associons, notre objectif est de nous assurer que nos clients se sentent à l’aise, confiants et sans stress », lance Kristin Scott. Autrement dit, pas de grande nouveauté, si ce n’est le lancement en 2021 d’une nouvelle collection pour adolescents, « Social Tourist », épaulée par deux influenceuses adulées de la génération Z. « Nous voyons les messages et les commentaires de personnes qui disent que ce n’est pas l’Abercrombie dont ils se souviennent, et c’est vraiment le but. Nous avons beaucoup travaillé ces dernières années. Et nous ne sommes même pas près d’avoir terminé », lance la global brand president. Le club Abercrombie d’autrefois n’existe plus. Reste à savoir si les actes accompagneront la parole.