Pour accélérer l’émergence d’une économie décarbonée, une solution est de mettre en concurrence les entreprises différemment en mesurant leur vitesse de transition et leur performance climat. Décryptage par Isabelle Kocher de Leyritz, présidente de Blunomy.
- LE PROBLÈME A RÉSOUDRE. Distinguer ceux qui font la course en tête de ceux qui stagnent. Aujourd'hui, pour un grand groupe, il est presque devenu la norme de prendre un engagement « net zéro » à horizon 2050. La réalité du changement climatique rattrape les entreprises de tous côtés, entre risques climatiques avérés pesant sur leurs activités, pression des investisseurs, et risques réputationnels ou juridiques. Face au foisonnement de rapports développement durable et d’engagements, on lâcherait presque un soupir de soulagement tant chaque acteur semble, à première vue, pleinement engagé dans une démarche de transition ambitieuse. Et pourtant, comme le New Climate Institute et la Carbon Market Watch, deux think tanks de référence sur le changement climatique et la transition écologique, le montrent dans leur rapport de février 2022 sur les 24 plus grandes multinationales mondiales, ces déclarations masquent, dans de nombreux cas, des transitions – c’est-à-dire des évolutions des trajectoires d’émissions – à la marge ou trop lentes. Le jugement est sans appel : greenwashing. Dans cette course à la communication où les repères semblent brouillés, l’enjeu est à la fois de distinguer les entreprises qui opèrent des transformations profondes de leurs activités pour réduire leur empreinte carbone et de débusquer celles qui communiquent sans changement réel.
- L’APPROCHE. Capturer le mouvement. Le champ réglementaire doit évidemment être investi pour limiter et interdire les pratiques de greenwashing, mais une approche positive et complémentaire est aussi nécessaire. Une approche visant à mesurer la transition réelle des acteurs, à apporter objectivité et recul dans un univers du « déclaratif ». Au sens premier, le mot « transition » évoque une dynamique évolutive, un déplacement d’un état premier vers un état second. Capturer la transition est difficilement compatible avec le caractère nécessairement statique de la photographie prise à l’instant T d’un bilan carbone, ou de l’image projetée de neutralité carbone à horizon 2050. D’autant plus que sur des horizons temporels de vingt à trente ans, une entreprise peut vite justifier son inaction dans le présent en invoquant le temps qu’il lui reste pour atteindre l’objectif fixé. Pour capturer et évaluer les dynamiques de transition des entreprises, des méthodologies et des métriques sont nécessaires. De l’indépendance aussi. Il en existe déjà, bien heureusement.
- LES MÉTHODES. Ouvrir le capot. La Science Based Targets initiative (SBTi), lancée en 2015 par une coalition regroupant le Carbon Disclosure Project, le Global Compact des Nations unies, le World Resource Institute et le WWF, accompagne les entreprises dans l’élaboration de trajectoires de réduction de leurs émissions. L’écart entre le point A, la situation actuelle, et le point B, le net zéro à horizon 2050, se décompose en des objectifs plus précis de baisses annuelles d’émissions.
Si cette approche est une réelle avancée, les trajectoires construites, linéaires, ne reflètent pas la réalité de la transformation d’entreprises, qui implique des logiques d’investissement avec un décalage entre la décision et ses effets. Pour comprendre et évaluer la dynamique de transition des entreprises, on ne peut faire autrement qu’ « ouvrir le capot ». Ainsi, la même ambition « net zéro » déclarée peut être liée à la mise en place de changements réels et structurants de l’activité (fermeture d’activités émettrices, augmentation de l’efficacité énergétique ou matière, approvisionnement en énergie renouvelable plutôt que fossile) mais aussi à un achat massif de crédits carbone pour compenser des émissions restées inchangées. Le deuxième cas, celui d’une entreprise qui n’est à l’évidence pas « future proof », ne devrait pas pouvoir passer pour équivalent au premier.
La démarche SBTi fait donc apparaître, en creux, l’importance de proposer des référentiels communs pour construire des plans d’action concrets pour décarboner. Le gouvernement britannique a lancé, avec la Transition Plan Taskforce, une initiative utile en ce sens, visant à proposer aux entreprises britanniques et internationales des standards pour le développement et le déploiement de plans de transition net zéro. Ses travaux, lancés en 2022, devraient déboucher en 2023 sur la mise à disposition de nouveaux cadres, avec des recommandations différenciées par secteur.
En poussant le curseur encore plus loin, il faudrait pouvoir comparer les entreprises d’un même secteur les unes avec les autres, tant sur l’ambition que sur la vitesse de leur transition, pour recréer de l’émulation et distinguer celles qui courent en tête des dernières du peloton. L’idée est d’évaluer la dynamique réelle de transition d’entreprises par rapport aux engagements qu’elles ont pris et à les comparer entre elles, en prenant en compte des spécificités sectorielles. On peut capturer cette dynamique en suivant, sur les trois dimensions passé, présent et futur, et au pas de temps le plus fin possible, d’une part, l’évolution des émissions liées aux activités – ce qu’on appelle leurs scopes 1 et 2 – et d’autre part, le pivot opéré dans le mix d’activités lui-même – qui va jouer sur leur scope 3 et générer des émissions évitées ailleurs dans l’économie. Pour évaluer la cohérence entre l’ambition affichée et les moyens pris pour avancer, sont regardés la gouvernance ainsi que les moyens financiers et techniques mis en place, par exemple, les dépenses d’investissement en R&D.
Autant de méthodes qui restent à approfondir, améliorer, compléter par d’autres, tant le besoin d’innovation est important en la matière. Plus largement, il est temps de mettre en concurrence les entreprises, non pas sur leurs profits financiers, mais sur la façon dont elles répondent concrètement aux défis climatiques et environnementaux. Cela nécessite un changement de paradigme complet, auquel tous les acteurs – citoyens, pouvoirs publics, acteurs privés eux-mêmes – devraient concourir.