Le secteur du luxe est aux avant-postes sur le métavers et les NFT. En pleine courbe d’apprentissage, le Web3 doit encore donner aux maisons de luxe une réalité économique.
Longtemps à la remorque de la transition numérique, que ce soit sur l’e-commerce ou les médias sociaux, le monde du luxe n’entend pas manquer à l’appel du Web3, la nouvelle génération d’internet immersive, qui englobe le métavers, les NFT, la blockchain ou encore les cryptomonnaies. Très tôt, les marques de luxe ont pris des positions sur ces technologies, à l’instar de Balenciaga et Gucci, qui ont créé des équipes dédiées au métavers dès 2021. En septembre de la même année, Dolce & Gabbana a sorti une collection de neuf œuvres d’art en NFT (des jetons numériques sécurisés), qui se sont envolés pour la modique somme de 5 millions de dollars. Cette année, Tiffany’s a lancé 250 NFTiff, échangeables contre des pendentifs sur mesure : écoulés en 20 minutes, ils ont rapporté 12,5 millions de dollars.
Le phénomène ressemble à une conquête de l’Ouest dans lequel il faut être le premier à occuper des territoires, mais on note des différences d’approche entre les deux géants du secteur, LVMH (Dior, Vuitton, Hennessy, Sephora…) et Kering (Gucci, Balenciaga, Saint Laurent…). Le premier investit le métavers avec mille précautions. Antoine Arnault, responsable de l’image et de l’environnement de LVMH, déclarait sur la scène du Stratégies Festival le 20 septembre 2022 : « Nous sommes aux balbutiements du métavers, actuellement, je n’ai rien vu qui me permette d’affirmer que ce sera la révolution de demain. Nous n’avons pas pour vocation d’être les pionniers de ce marché. » De son côté, François-Henri Pinault, le PDG de Kering, affirmait lors de la présentation des résultats annuels de son groupe le 17 février 2022 : « Sur le Web3 et le métavers, nous voulons être très réactifs. Plutôt que d’être dans le "wait & see", qui est souvent la posture dans l’industrie du luxe, il faut être dans le "test & learn". »
Apprendre en marchant est en effet la philosophie des marques qui achètent des terrains dans les mondes virtuels tels que The Sandbox, Decentraland ou Horizon Worlds, la plateforme de Meta (ex-Facebook). En octobre, Gucci a lancé une expérience immersive sur The Sandbox, baptisée Gucci Vault Land, combinant divertissement et acquisition d’objets virtuels. En mai dernier, Dior a diffusé son défilé Homme Printemps 2023 sur l’application Horizon Venues via un casque de réalité virtuelle Meta Quest. Le site de vente en ligne Monnier Paris a également organisé une fashion week sur Decentraland, qui comprenait des défilés, des concerts, des œuvres de street art virtuelles et aussi une soirée bien réelle dans ses locaux.
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« On est encore loin de la rentabilité mais il faut lancer des initiatives, former les équipes, participer aux communautés d’artistes et d’influenceurs qui vont émerger, affirme Diaa Elyaacoubi, CEO de Monnier Paris. On est dans une période comparable aux débuts d’internet où l’on ne savait pas encore qu’il allait permettre d’acheter sa maison ou de rencontrer son conjoint. Le Web3 a une puissance de narration et d’expérience bien supérieure au Web2. Reste à savoir comment le monétiser. » Bloomberg Intelligence a estimé à 80 milliards de dollars le potentiel de chiffre d’affaires du métavers d’ici à 2024, quand Morgan Stanley a évalué à 56 milliards d’euros le marché des NFT dans le luxe d’ici à 2030. « Les clients du luxe sont en général plus connectés et plus nomades que la moyenne, souligne Violaine Gressier, responsable du département luxe de Meta, basé à Paris. Les entreprises du secteur ont besoin de recruter les nouvelles générations nées avec le digital, qui sont attirées par des expériences personnalisées dans des univers nouveaux. »
Les 3 milliards de pratiquants de jeux vidéo dans le monde sont autant d’acquéreurs potentiels de tenues pour leurs avatars, comme le permet le partenariat entre Balenciaga et Fortnite. Les marques de beauté se positionnent sur ces nouveaux usages, comme NYX Professional Makeup, marque de L’Oréal née des réseaux sociaux, qui a créé des avatars non-binaires en NFT dans The Sandbox, collectant 50 000 dollars pour le LGBT Center de Los Angeles. Parfums Givenchy a de son côté proposé des maquillages dans le jeu Animal Crossing, lancé un NFT au profit de la cause LGBT, et créé la Givenchy Beauty House sur Roblox, où chaque joueur peut s’improviser make-up artist. « Tout comme nous cherchons à communiquer directement avec nos clients dans le monde réel, nous nous adressons à leurs avatars », a justifié Romain Spitzer, président de Parfums Givenchy.
Le métavers a aussi des applications professionnelles, avec l’organisation de réunions beaucoup plus immersives que sur Zoom ou Teams. « On peut mettre en place des comex avec des avatars qui bougent et discutent entre eux, souligne Paul Mouginot, cofondateur du studio Bem.Builders qui collabore avec Monnier Paris. L’assimilation des connaissances est beaucoup plus facile quand on est connecté avec son corps. » D’après l’étude Prosumers 2022 de Havas Group, consacrée au métavers, 61 % des répondants les plus sensibles aux innovations estiment que les expériences vécues dans les mondes virtuels sont aussi réelles que des expériences physiques, avec des différences notables selon les pays : 95 % approuvent cette affirmation en Chine, contre 45 % en France et au Royaume-Uni. Le phénomène devrait devenir encore plus tangible avec la miniaturisation des équipements - Meta et Luxottica ont lancé des lunettes connectées en Bluetooth, les Rayban Stories - et l’intégration des sens du toucher ou de l’odorat.
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Mais à l’instar d’Antoine Arnault, d’autres observateurs sont sceptiques sur les réels débouchés de ces technologies. « Le métavers a un potentiel intéressant en termes d’inclusivité et permet de créer des univers de marque incroyables mais il relève encore beaucoup du gimmick, estime Adrien Moret, directeur des stratégies de l’agence Helmut. Personnellement, je miserais davantage sur les plateformes de gaming. » Et de rappeler les critiques visant ce nouveau monde : « Jusqu’ici, on se connectait avec un identifiant pour lancer une conversation ; dans le métavers, on se connecte avec un portefeuille (wallet) pour acquérir des objets. On passe de payer pour accéder à du contenu, à payer pour posséder, ce n’est pas vraiment un progrès. Et puis, on peut se demander s’il n’est pas indécent de mettre autant d’argent dans le monde virtuel alors qu’on vit une guerre, une pandémie et un drame écologique. »
Sans revenir sur « le défi vert du métavers » (lire Stratégies n° 2145 du 6 octobre), l’aspect encore balbutiant de ces univers incite les marques à se tourner vers leur véritable intérêt à court terme : l’instauration d’une nouvelle forme de relation client. « Un NFT unique et sécurisé peut donner accès à des ventes spéciales, des concerts privés. C’était déjà l’intérêt des premiers NFT Bored Ape, qui ont attiré de nombreuses célébrités », rappelle Laurent Buanec, directeur général adjoint de Twitter, plateforme privilégiée des conversations sur les NFT et les cryptomonnaies. Lui-même arbore un NFT comme photo de profil, une possibilité offerte aux abonnés Twitter Blue.
« Les jetons numériques permettent de constituer et d’animer une communauté en direct, en gardant le contrôle, sans passer par un intermédiaire comme sur les réseaux sociaux. Cela revient à créer une expérience CRM (customer relationship management) à la façon d’un club privé, qui convient bien aux marques de luxe », décrypte Virgile Brodziak, directeur général de Wunderman Thompson France. Pour YSL Beauté, l’agence a lancé en juin un « beauty wallet » de NFT - des « Golden Blocks » - téléchargeable sur Android et Apple, et donnant accès à des concerts et des produits en avant-premières. Guerlain a allié la technologie et son engagement pour les abeilles avec des « cryptobees » proposées sur la plateforme de blockchain Tezos, dont la revente a bénéficié au réensauvagement de la vallée de la Millère, un espace protégé créé par Yann Arthus-Bertrand. Une opération qui a valu à la maison de luxe le Grand Prix Stratégies du brand content 2022 et le Grand Prix Stratégies du luxe.
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« Passée la phase de fétichisation de la technologie, on arrive à la deuxième génération de NFT, qui a une utilité réelle pour fluidifier la relation avec les consommateurs comme d’autres outils de CRM, soutient Deborah Marino, directrice générale adjointe chargée des stratégies de Publicis Luxe. La blockchain est un instrument formidable pour suivre toute l’histoire d’un produit. Cela augmente sa valeur intrinsèque. Il n’y a pas encore de retour sur investissement sauf dans le gaming mais on est dans la construction d’une relation avec de nouvelles communautés. »
Reste un élément qui n’est pas à négliger, selon Géraldine Karolyi, directrice de l’agence de design 17mars : la créativité. « Le Web3 apporte un renouveau inspirant dont on avait besoin dans la période post-covid. Au-delà des considérations marketing, cela représente un bel appel d’air, de nouvelles connections se mettent en place avec des designers, des artistes, des collectionneurs, des entrepreneurs », affirme-t-elle. Même la maison centenaire Lalique a mis en vente des œuvres d’art numériques sous forme de NFT, des « Impossibles vases », imaginés par son directeur artistique, associés à des vases en cristal bien réels, reliant le patrimoine et la modernité.