Cahier transition

Avec son associé François-Ghislain Morillion, Sébastien Kopp a créé Veja - «Regarde» en brésilien - il y a 18 ans avec l’enthousiasme de la jeunesse. Il raconte comment ils ont inventé un nouveau modèle d’entreprise responsable.

Comment est né Veja ?

SÉBASTIEN KOPP. Nous avons démarré Veja en 2004 avec mon associé François-Ghislain Morillion, après avoir monté une ONG dans laquelle nous avions étudié plusieurs projets liés au développement durable dans le monde. Nous étions frappés du fait que la plupart des entreprises n’intégraient pas les enjeux sociaux et environnementaux dans le cœur de leur modèle d’affaires mais à part, à la marge. Nous avions envie de créer un produit qui intègre ces enjeux dès sa fabrication. À l’époque, plus personne ne créait des produits, tout notre entourage de jeunes diplômés se ruait vers internet. Nous adorions les baskets, nous avons voulu les déconstruire pour les refaire différemment. Nous nous sommes lancés dans l’aventure à 25 ans de façon très innocente, avec 6 500 euros chacun.

Pourquoi avoir pris la direction du Brésil ?

Nous avions l’habitude des voyages un peu « roots ». Il fallait remonter les filières à la source : trouver du coton bio pour la toile, une matière écologique pour la semelle. Nous avons choisi le Brésil car il y avait la matière première dont nous avions besoin, le tissu industriel, des conditions sociales comparables à l’Europe. Nous avons rencontré un producteur de coton agroécologique qui est un cran au-dessus du coton bio : celui-ci assèche les sols, alors que l’agroécologie les régénère. Nous en avons acheté 2 tonnes pour faire nos premières baskets.

Puis nous voilà en Amazonie en train d’acheter du caoutchouc directement auprès des récolteurs qui vivent dans la forêt. En général, le caoutchouc utilisé dans l’industrie vient de plantations en Malaisie ou en Afrique, là c’est du caoutchouc sauvage issu des arbres de la forêt primaire, une matière extraordinaire. Nous avons passé trois mois dans une usine du sud du Brésil, à faire des prototypes, à discuter avec les modélistes, les ouvriers. Au début, le patron de l’usine se moquait de nous avec notre toile payée cinq fois le prix, mais le Brésil est un pays où l’on croit encore dans la jeunesse et dans les initiatives. Nous avons réussi à le convaincre. En septembre 2004, nous avons fait le salon Who’s Next et nous avons reçu nos premières commandes, du Bon Marché, de concept stores, de boutiques de baskets partout en Europe. La première production a été en rupture de stock, les clients ont adoré le style même s’ils ne connaissaient pas l’histoire qu’il y avait derrière.

Lire aussi : La Poste sous le regard de Cyril Dion

Et aujourd’hui ?

Nous employons 500 salariés, nous faisons 160 millions d’euros de chiffre d’affaires, nous nous sommes toujours autofinancés, et sans publicité.

Pourquoi refusez-vous la publicité ?

Le cœur du projet de Veja, c’est de mettre 100 % du coût de production dans le prix de la basket, là où le business model des grandes marques repose sur 20 % de coûts de production et 80 % de coûts marketing. Nous achetons les matières premières jusqu’à dix fois le prix conventionnel, nous travaillons au Brésil où les salaires sont plus élevés que dans le Sud-Est asiatique, notre logistique est aussi plus chère car elle s’appuie sur une entreprise d’insertion. Nous ne jugeons personne, nous suivons notre ligne et faisons nos propres choix.

Pourtant, vous n’excluez pas la communication. Veja est devenu synonyme d’un style de vie urbain et responsable.

Demandez autour de vous : 90 % des clients des boutiques ne connaissent pas le projet écologique de Veja. Nous fabriquons des baskets que nous avons envie de porter et on laisse les gens venir vers nous. Nous avons construit notre notoriété petit à petit, à travers des interviews, notre site internet, les réseaux sociaux. Mais les vidéos façon Brut, face caméra, ce n’est pas nous. De même, nous n’avons pas le temps pour les interviews à la télévision, nous n’avons pas à nous adapter à ces canons-là. Nous grandissons avec le pied sur le frein. Certaines boutiques voudraient doubler leurs commandes mais on leur alloue seulement 5 % ou 10 % de produits supplémentaires. Nous voulons avancer raisonnablement.

Lire aussi : Mode d’emploi du label B Corp

Quels sont les projets de Veja après presque 20 ans d’existence ?

Nous en avons plein mais nous ne parlons jamais de ce qui n’est pas dans les magasins, c’est la meilleure façon d’éviter le greenwashing. Depuis trois ans, nous nous sommes lancés dans les chaussures de running, c’est pratiquement un nouveau métier en termes de technicité. Nous avons développé une nouvelle semelle à base d’huile de ricin, d’huile de banane et d’écorce de riz. Cela représente quatre ans de recherche et développement, une connaissance qui bénéficie à l’ensemble de nos gammes. Nous sommes aussi en train d’ouvrir des cordonneries, à Bordeaux, aux Galeries Lafayette, à Berlin. C’est un projet extraordinaire en R & D car cela permet de voir où sont nos faiblesses et d’améliorer nos modèles, en plus d’être un service supplémentaire pour les clients.

Quelle est votre position par rapport à la déforestation en Amazonie ?

On pense souvent que la déforestation, ce sont des multinationales avec des bulldozers. C’était vrai dans les années 80-90, mais aujourd’hui, 70 % de la déforestation vient d’individus. Ce sont des personnes pauvres qui s’installent dans la forêt pour élever du bétail. Le caoutchouc que nous achetons provient des arbres sans dommage pour leur croissance. Tous les deux mois environ, les récolteurs réalisent une saignée et collectent la sève d’hévéa qui ressemble à du lait, la transforment sur place sous forme de feuille selon un procédé que l’on a développé avec l’université de Brasilia, et l’envoient directement à l’usine dans le sud du pays. Cela représente 2 800 producteurs. En achetant la matière quatre fois le prix du marché, nous faisons en sorte que les gens n’aient plus à déforester et à élever du bétail. Nous avons constaté que dans les endroits où nous travaillons, il y a 80 % de déforestation en moins. Les ONG sont arrivées à la conclusion que la meilleure façon de lutter contre la déforestation sauvage, c’est de permettre aux gens de gagner plus en exploitant la forêt sans la brûler.

Parcours

2003. Diplômé en économie.

Depuis 2004. Cofondateur et directeur de création de Veja.

2018. Certification B Corp.

2019. Lancement de la gamme running. Ouverture de la première boutique (5 aujourd’hui, à Paris, New York, Berlin).

2020. Lancement d’un service de cordonnerie.

2022. Collaboration avec la marque Marni.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.