Jean-Charles Decaux : La souveraineté est au cœur du débat en France et dans de nombreux pays. Comment la définir au 21e siècle dans une économie ouverte, en particulier dans la relation entre nation et Europe ?
Louis Gallois : La souveraineté est la liberté et la capacité d’agir sans dépendre d’autrui. Bien sûr, des limites objectives apparaissent immédiatement pour une puissance moyenne comme la France : matières premières, alliances stratégiques, appartenance à l’Europe… À cet égard, la crise de la covid a été un révélateur : en 2020, l’achat de masques a pesé pour 5,9 milliards d’euros dans la balance commerciale française. Toutes les nations rencontrent des limites à leur souveraineté, y compris les grands empires : l’approvisionnement en semi-conducteurs pour les États-Unis, l’embargo sur Huawei pour la Chine. Aujourd’hui, un examen s’impose pour identifier les éléments de souveraineté que la France peut et doit affirmer et il en va de même pour l’Europe si elles veulent rester en capacité d’agir dans une certaine indépendance et protéger leurs populations. Je plaide donc pour une cartographie nationale et européenne de la souveraineté.
L’industrie représente 12 % du PIB français. Comment en sommes-nous arrivés là ?
L’effondrement de l’industrie, accentué par des politiques macro-économiques incompatibles avec le développement productif, se traduit par une balance commerciale structurellement déficitaire et nous met en situation de dépendance. Cette érosion est une tendance au long cours. Elle a commencé avec le choc pétrolier de 1975. Elle s’est poursuivie sur fond de tentatives heureuses ou non de reconquête dans les années 1980. A suivi l’asphyxie de notre outil industriel déjà endetté par les taux d’intérêt imposés par l’Allemagne dans la décennie 1990. Puis nous n’avons pas tenu compte de Maastricht : tandis que nous mettions en œuvre les 35 heures, la hausse des charges sociales et de fortes augmentations de salaire, l’économie allemande appliquait la modération salariale et les réformes du travail de la loi Hartz.
La période 2000-2010 a été une catastrophe, un affaiblissement continu des capacités industrielles françaises. Les pouvoirs publics ont commencé à réagir à partir de 2010. Création des pôles de compétitivité, programme d’investissements d’avenir avec Nicolas Sarkozy. François Hollande met en place le pacte de compétitivité et de responsabilité. Avec Emmanuel Macron, réforme du droit du travail, loi Pacte, transformation du CICE en allégements de charges sociales, baisse des impôts de production. Depuis dix ans, une certaine continuité s’exprime pour faire face à l’affaissement productif. Mais le redressement ne se fera pas en un tournemain et pendant ce temps, les autres nations, en Europe et ailleurs, cavalent. Ce sera long : il faudra être très persévérant et avoir les idées claires sur ce que nous sommes capables de faire au niveau national et à l’échelon européen.
Qu’en est-il de la volonté de souveraineté de l’Europe ?
L’Europe, en fait, répugne à exprimer une volonté de souveraineté. Certes, les choses bougent un peu en matière de politique industrielle sous l’impulsion de Thierry Breton. Ce sera indispensable pour affronter la compétition internationale. Hélas, entre Européens, tous les intérêts ne sont pas alignés : en matière de défense, par exemple, certains États s’en remettent au bouclier américain tandis que d’autres plaident pour une capacité de défense plus forte de l’Union au sein de l’Otan. Même chose à propos du nucléaire que dix pays, dont la France, ont choisi pour socle de leur stratégie énergétique. Dans ce contexte, mettons en commun tout ce qui peut l’être et procédons par coopérations renforcées, comme le permettent les traités. L’Europe et la France, ensemble, doivent se demander comment retrouver des leviers d’autonomie et garantir les activités indispensables : la santé, l’alimentation, la sécurité, une capacité de défense, une stratégie culturelle offensive en matière de médias et de contenus – l’Europe a perdu la bataille des plateformes, elle doit mener celle de l’intelligence artificielle. De même, refusons les réflexes anti-productivistes alors que la transition vers une économie décarbonée passe par de gigantesques efforts technologiques, des investissements considérables dans l’innovation, la recherche, les infrastructures.
Dans cette reconquête de la souveraineté, quelles faiblesses la France doit-elle surmonter et sur quels atouts peut-elle compter ?
La France a de réels points d’appui : sa force de dissuasion, sa défense qui est la seule crédible de l’Europe à 27, sa capacité à comprendre les autres cultures, des groupes industriels et de services parmi les plus performants qui rayonnent dans le monde entier – JCDecaux est l’un d’eux –, un écosystème de start-up en plein essor. Mais notre pays doit faire face à au moins trois défis. L’effort de recherche y est insuffisant : il doit être porté à 3 % du PIB contre 2,2 % actuellement. Un investissement massif dans l’éducation est indispensable, avec un effort sur les mathématiques qui ouvrent sur toutes les sciences dures, donc sur la technologie. Enfin, il faut que la nation ait envie de cette reconquête. Donner à la jeunesse l’amour de son pays est un levier essentiel. Ce patriotisme ouvert sur le monde n’a rien du repli nationaliste. L’enjeu de la souveraineté retrouvée, s’il est technique, est d’abord politique.
Pour le secteur des médias et de la communication, rendre possible la constitution de champions européens vous paraît-il nécessaire et urgent au regard de la concurrence croissante des géants du numérique ?
L’Union européenne n’utilise pas la puissance de son marché. De même, elle doit se demander si, dans ce secteur majeur comme dans d’autres tels que les satellites et les télécommunications, sa doctrine en matière de concurrence est adaptée au monde de demain, qu’il s’agisse de la définition des marchés pertinents ou de la constitution de champions continentaux capables d’affronter la compétition mondiale. Margrethe Vestager semble prête à réfléchir à une telle évolution. Hélas, quand l’Europe réfléchit, parce qu’elle doit concilier les inconciliables, elle a besoin de dix ans ! Or, il y a urgence. Sur les batteries électriques et grâce à une impulsion franco-allemande, l’Europe s’est réveillée et constitue actuellement son industrie avec des coopérations entre constructeurs automobiles et énergéticiens. J’observe que dans le cadre du partenariat européen pour l’innovation (PEI) sur les batteries, la Commission a autorisé les aides publiques. L’Europe peut donc faire évoluer sa doctrine à traités constants. De même, ne négligeons pas la bataille des normes, nécessité pour la souveraineté.
La reconquête de la souveraineté sera indissociablement nationale et européenne. Êtes-vous optimiste ou pessimiste ?
Je veux en tout cas être positif sur la volonté des Français et des Européens d’affirmer leur souveraineté dans un monde rude et incertain.