Thierry Lonziano : Dans un monde de plus en plus digitalisé, à quoi ressemblera l’expérience physique d’ici à quinze ans ?
Arnault Gournac : Si le digital condense le temps et accélère le monde, le physique, lui, donne à voir un rapport plus lent. L’expérience physique est forcément intense, naturelle, et permet de créer des instants uniques. Aujourd’hui, on instille un peu de digital dans le parcours physique. Demain, il faudra raconter un récit cohérent qui sublimera la marque en ancrant la relation physique dans le digital.
Claire De Beir : Ce n’est pas parce que le monde se digitalise que l’expérience sensible, celle qui naît de la connexion entre des êtres humains, va se taire, bien au contraire. Le digital est certes le canal de l’accès à l’offre, de la rapidité de traitement, de la fonctionnalité, mais il ne remplacera jamais la valeur, la force et la capacité à laisser une trace de l’expérience physique. Cette dernière représente un levier clé de différenciation et donc de préférence durable entre les marques. Nous aurons toujours besoin – parce que nous sommes des animaux sociaux – de nous toucher, de nous regarder dans les yeux, de nous parler… Plus le monde se numérisera, plus nous aurons besoin de l’expérience physique pour rester en résonance avec le monde réel.
Vous parlez d’émotions, de moments uniques, mais comment les marques peuvent-elles se différencier ?
C.D.B. : Afin de rendre le lieu physique complémentaire du service en ligne, le vendeur devrait plus s’apparenter à un coach ou un expert, car il est un des leviers clé de la création de valeur de l’expérience client. D’où l’importance de la marque employeur pour choyer ses ambassadeurs de marque. Nous avons tous en tête l’exemple d’une enseigne qui nous a laissé une trace, un bon souvenir avec un vendeur par exemple… Grâce à la data, aux outils de CRM, et donc au digital, ce besoin de se sentir important sera mieux pris en compte dans la rencontre physique. C’est la force combinatoire du digital et du physique qui va créer des expériences de marque, pas simplement personnalisées, mais individualisées et donc uniques.
A.G. : Pour se sentir reconnu, la notion de physique reste prioritaire. Prenons l’exemple d’Amazon. L’entreprise s’assure de la finalisation de la relation client avec un livreur, embauché par ses soins, pour livrer à temps et en toute sécurité le colis. Il sera la conclusion de l’expérience « phygitale ». Apple pourrait se contenter d’avoir des sites web innovants, et pourtant ils créent des temples, sous la forme d’Apple Stores. Ils sont la preuve de l’équilibre entre le physique et le digital.
Si l’expérience digitale implique une globalisation, faut-il a contrario localiser une expérience physique pour la rendre unique ?
C.D.B. : Nous sommes dans un monde de l’hyper-individualisation, tous attendent de se sentir uniques, peu importe leur appartenance. D’un autre côté, l’urgence climatique réaffirme la force du territoire, la vertu des circuits courts, et in fine l’importance du local. Ce rétrécissement de nos vies sur un territoire, accéléré par la pandémie, exige des entreprises et des institutions la capacité à mieux gérer les flux marchands, d’individus et de transports sur un périmètre plus limité. Mais pour réussir à gérer cela, nous avons besoin du digital. Nous sommes dans un monde qui se globalise autant qu’il se localise et qui a donc besoin en permanence de la force combinatoire du digital et du physique.
A.G. : Le digital permet une mise à l’échelle mondiale très rapide. Nous sommes tentés d’imaginer un lancement de marque ou de produit en digital pour toucher des clients partout dans le monde, au détriment de la personnalisation. C’est impossible de s’adresser de la même manière à des clients d’origines et de cultures différentes. Les modalités sociales ne sont pas les mêmes. Il s’agit de compléter les relations sociales digitalisées par des rencontres physiques plus individualisées et localisées.
Comment engranger une transformation vers une expérience client différenciante et unique ?
A.G. : L’expérience commence dès l’écriture de la vision de marque, elle permet d’assurer une cohérence de toutes les expériences qui seront produites pour les consommateurs et les collaborateurs.
C.D.B. : En effet, si le récit d’une marque ne se retrouve pas dans l’expérience vécue par le consommateur, nous tombons dans du storytelling. En entreprise, il faut penser à la question de l’expérience client sous le prisme de la perception et non de l’organisation et donc installer une gouvernance capable de créer de la transversalité entre les directions afin de leur permettre de mieux travailler ensemble. Une direction du design est un levier clé d’accompagnement de cette gouvernance, car le design s’est construit sur cette vision centrée utilisateur et sa capacité à fédérer des acteurs différents par l’intelligence collective et le mode projet.
Une expérience avant l’expérience donc ?
C.D.B. : La réussite de l’expérience client est liée à la coconception de cette expérience en amont, et au fait de considérer ses clients avérés ou potentiels comme des partenaires. Au sein du groupe Decathlon, la marque Quechua organise de véritables camps de base avec des experts, des sportifs ou non, pour mieux comprendre leurs besoins et les observer in situ. C’est gratifiant et engageant pour toutes ces communautés qui gravitent autour de la marque. Cela remet d’ailleurs le doigt sur l’importance de la relation physique dans l’expérience client en tant que terrain d’observation, d’expérimentation et de test. Une fois cela réalisé, le digital permettra de passer à l’échelle, de quantifier et de prioriser les besoins et les attentes des clients.
Quid de la génération Z ? Est-ce que le modèle d’expérience « phygitale » peut lui être appliqué ?
C.D.B. : La génération Z est dans une exigence de sens, d’utilité et d’authenticité. Elle ne croit pas dans les marques, mais dans la valeur de sa relation avec les marques. L’alignement entre la vision de la marque et l’expérience qu’elle promeut lui est donc indispensable.
A.G. : La génération Z est née avec le digital, elle vit dans un monde où les relations sociales sont compliquées. Avec le confinement, elle a été coupée de toute relation sociale physique et va donc décupler un besoin sincère et authentique de rendez-vous physiques.