Stratégies Les 50
Julie Chapon fait face depuis près d’un an au lobbying de la charcuterie industrielle. L’application Yuka d’information nutritionnelle sur les produits de grande distribution a reçu trois assignations en justice en six mois de la part de la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (FICT) et de deux entreprises appartenant au vice-président de la FICT. L’objet de la discorde ? Les nitrites, ces additifs que l’application note en rouge, et pour l’interdiction desquels Yuka a lancé une pétition. Afin de comprendre le rôle du lobbying, son influence sur la démocratie et de discuter de son avenir face au contre-pouvoir croissant des citoyens, Julie Chapon a décidé de rencontrer un lobbyiste chevronné : Aristide Luneau, directeur associé du cabinet Interel.

Julie Chapon : Le lobbying représente aujourd’hui pour moi une vraie menace pour la démocratie et la liberté d’expression. Dans le cadre de ces affaires sur les nitrites, on nous a par exemple interdit de mentionner dans l’application l’avis de l’OMS qui classe les nitrites et les nitrates ingérés comme cancérigènes probables. Un avis pourtant reconnu. Nous avons ainsi le sentiment d’être complètement bâillonnés. N’avez-vous pas l’impression d’œuvrer à la défaite de la démocratie à travers votre rôle aujourd’hui ?

Aristide Luneau : Pas du tout, bien au contraire : le lobbying est pour moi indispensable au dialogue démocratique. Les décideurs politiques doivent prendre de plus en plus de décisions, sur des sujets de plus en plus variés et techniques. Ils sont dans l’incapacité d’acquérir seuls une expertise pointue sur tous ces sujets. Notre rôle en tant que lobbyistes est d’aider nos clients à promouvoir leurs intérêts dans le cadre d’une décision publique, et d’ainsi éclairer les décideurs en leur apportant des informations, des données et des chiffres. Ce que l’on fait est utile au débat démocratique, puisqu’on éclaire les décideurs sur les conséquences de leurs décisions. Ensuite, c’est à eux de se positionner et de décider. Les lobbyistes informent et proposent. Les décideurs décident. Chacun son rôle.

Mais pour faire du lobbying, il faut de l’argent. Cela crée une inégalité d’accès à la possibilité d’influencer la décision publique, une inégalité qui dessert la démocratie. Il est bien plus facile pour une entreprise privée d’avoir recours au lobbying que pour une ONG dont les moyens seront plus limités. Chez Yuka, nous n’avons pas les moyens de faire appel à un cabinet de lobbying pour convaincre les députés de voter pour l’interdiction progressive des nitrites.

Le succès d’une action de lobbying n’est pas lié à l’argent mais à la légitimité, et donc à la capacité à convaincre. La légitimité d’un acteur dépend de sa représentativité, de son expertise ou encore de son poids médiatique. Avec Yuka, vous avez un poids médiatique important. J’ajouterai que de nombreuses associations et ONG ont les moyens de faire du lobbying : Greenpeace ou encore WWF y consacrent des budgets importants.

J’ai pour ma part du mal à associer la notion de lobbying à des associations et des ONG. Ma vision - qui je pense est partagée avec de nombreux citoyens – est que le lobbying consiste à défendre des intérêts privés et particuliers, et souvent économiques et financiers. À l’inverse, les associations et ONG, ou même encore Yuka sur les nitrites, ne font que défendre l’intérêt général, et non leur intérêt propre. Ce sont deux objectifs très différents qui ne méritent pas d’être regroupés sous la même appellation.

On peut utiliser le nom que l’on veut – influence, plaidoyer… – tant que l’on cherche à influencer la décision publique et convaincre les décideurs politiques, que l’on soit Greenpeace ou Total, ça reste pour moi du lobbying. Je ne dis pas que toutes les causes se valent, mais le lobbying n’est qu’un outil, pas un objectif. Aujourd’hui, le terme a mauvaise presse, on préfère critiquer l’outil pour décrédibiliser l’adversaire dès qu’une décision ne nous convient pas. Accuser l’autre d’être sous l’influence des lobbys, c’est vraiment renoncer à argumenter, c’est pour moi la défaite de la pensée.

Mais c’est quand même la réalité dans de nombreux cas. Régulièrement, des enquêtes montrent que certaines décisions ont été prises sous l’influence des lobbys. Le lobby du vin, par exemple, est accusé d’avoir empêché en janvier 2020 le lancement d’une vaste campagne réalisée par le gouvernement pour promouvoir le Dry January, une opération incitant à ne pas boire d’alcool pendant un mois.

Les décideurs ne sont pas sous l’influence du lobbying. En revanche, ils ont pu être davantage convaincus par les arguments d’une des parties prenantes plutôt que par l’autre. Les lobbyistes ne décident pas, ils ne font qu’apporter des informations aux décideurs de façon légale. Le lobbying s’exerce de façon éthique et transparente, loin des caricatures et des fantasmes.

Quand les lobbys arrivent à influencer non seulement les décideurs politiques, mais aussi les institutions de santé comme l’Autorité européenne de sécurité des aliments ou l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation en France, est-ce que nous ne sommes pas là sur une vraie dérive du lobbying ? Dans ces institutions, les recommandations sont censées être prises par des spécialistes et scientifiques, les lobbys ne devraient avoir aucun rôle à jouer.

Les lobbys ne font pas des recommandations à la place des institutions. En revanche, ils sont légitimes pour leur apporter des chiffres, données et études. Les entreprises peuvent tout à fait être mises à contribution par l’Anses pour apporter leur expertise, et il est complètement légitime qu’une entreprise puisse fournir des données, dans la mesure où elles ne sont bien évidemment pas truquées. Il faut simplement que tout cela soit fait selon certaines règles de transparence.

Personnellement, cela me rappelle l’excellent documentaire d’Arte La Fabrique de l’ignorance, qui montre comment les industriels instrumentalisent la science pour faire naître le doute sur des sujets sur lesquels il existe déjà un consensus scientifique. Leur stratégie consiste à utiliser la science contre la science : les industriels du tabac ont ainsi financé des études sur les autres facteurs responsables du cancer du poumon - comme la pollution – et ont réussi à semer la confusion pendant des années dans l’esprit du public et surtout des décideurs sur les effets du tabac.

Oui, l’instrumentalisation des données est une arme puissante, mais elle fonctionne dans les deux sens. Le gaz de schiste a été interdit suite à l’émotion provoquée par le documentaire Gasland, rempli d’inexactitudes et de raccourcis. Alors oui, l’instrumentalisation est l’un des grands défis des années à venir.

Venons-en au sujet des nitrites. Que pensez-vous de la stratégie de la FICT d’attaquer Yuka pour nous bâillonner sur cette question, voire de nous couler en exigeant 1,4 million d’euros de dommages et intérêts ? Si vous aviez dû les conseiller dans leur stratégie, qu’auriez-vous recommandé ?

Je n’aurais pas conseillé d’attaquer Yuka en justice. En faisant cela, ils ont fait grossir le sujet. Maintenant, les nitrites sont partout dans les médias et tout le monde en a entendu parler. J’aurais plutôt recommandé par exemple de négocier avec le ministère de l’Agriculture une charte avec des engagements progressifs, comme diviser par deux la quantité de nitrites d’ici à dix ans. Ensuite, de faire une grande annonce pour présenter cette charte et tous les processus mis en place pour s’améliorer. Cela serait devenu beaucoup plus compliqué pour Yuka de les pointer du doigt.

Cet exemple montre tout de même le pouvoir croissant des citoyens : la pétition pour l’interdiction des nitrites a atteint 360 000 signatures, et la cagnotte de soutien que nous avons lancée a atteint 380 000 euros. Aujourd’hui, les citoyens exercent davantage de pression sur les pouvoirs économiques et publics. Dans ce contexte, le rôle du lobbying n’est-il pas amené à reculer ?

Pas selon moi. Il y aura toujours de multiples décisions publiques à prendre, et celles-ci s’intensifieront, se complexifieront. Le besoin d’informer et d’éclairer les décideurs existera toujours.

Mais cela ne rendra-t-il pas plus difficile pour une entreprise privée d’aller défendre ses intérêts ? Surtout si ces intérêts vont à l’encontre d’attentes fortes des citoyens ?

Si, ce sera probablement plus difficile. Le besoin des citoyens de participer à la vie publique conduira à aller davantage vers des stratégies de conciliation et non plus vers des stratégies d’affrontement. L’avenir du lobbying sera probablement de réconcilier des positions qui semblent irréconciliables, et de faire converger les attentes des citoyens avec les intérêts légitimes des entreprises. Si je dois souhaiter quelque chose, c’est que le lobbying serve à éclairer les décisions et à réconcilier ces intérêts plutôt qu’à antagoniser les positions.

 

Cet échange m’a amené à questionner plus largement le rôle des lobbys dans le fonctionnement politique. Le besoin d’éclairage des décideurs semble indéniable dans un contexte où les décisions nécessitent une expertise de plus en plus pointue. Mais pourquoi le lobbying est-il l’un des principaux recours des politiques pour être alimentés en informations et données ? Pourquoi cette expertise ne provient-elle pas uniquement de tiers avec une analyse neutre et objective ? Au-delà du lobbying, c’est finalement tout le système de décision publique qui semble devoir être questionné.

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