Guillaume Pannaud : Jamais l’histoire de l’humanité n’a produit autant de «vérités» contradictoires sur un même sujet, à tel point que certains parlent d’une époque de post-vérité. Partagez-vous ce constat ?
Etienne Klein : Connaissez-vous l’origine du terme post-vérité ? Elle vient d’un immigré serbe qui s’appelait Stojan Tézich qui s’est installé aux États-Unis. Il a été très surpris de constater que les Américains pardonnaient le mensonge qui avait conduit à la guerre du Vietnam puis il a montré que toutes les grandes guerres ont été motivées par des mensonges. Il dit que c’est comme si le peuple américain avait demandé à ses élites politiques de le protéger de la vérité. Quand la vérité est fâcheuse, embêtante, qu’elle nous remet en cause, on demande à être psychiquement protégé de l’agression qu’elle représente.
C’est donc une inversion de paradigme. Il n’y aurait pas un pouvoir qui se jouerait de la vérité mais une demande du peuple qui demanderait à en être protégé
Exactement. C’est l’inversion par rapport à Orwell. Orwell dit «le pouvoir a besoin de mentir». Tézich dit l’inverse : c’est le peuple qui demande le mensonge. La post-vérité n’est pas produite par des gens qui mentent, elle est produite par des gens qui ne s’intéressent pas à la vérité. Ce qu’un américain appelle le bullshit. Le bullshit n’est ni un mensonge, ni une vérité, c’est «je m’en fous». Ce qui compte c’est l’effet que produit mon discours sur ceux qui l’entendent.
C’est une sorte de conception finaliste du discours : vous dites ce qu’il faut dire pour avoir tel effet auprès de ceux qui vous suivent. Et on voit bien qu’il y a une partie du public qui demande cela. Et même si ça n’est pas réclamé consciemment, objectivement, il y a des gens qui visiblement demandent à être protégés de la vérité. Notamment quand les vérités sont des vérités qui dérangent.
Jusqu’à mettre en péril la République ?
Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville dit que la plus grande menace pour la démocratie à la française (qui n’est pas communautariste au sens où elle ne juxtapose pas les communautés), c’est la constitution de petites sociétés.
Les petites sociétés, ce sont des gens qui se rassemblent parce qu’ils ont les mêmes croyances, les mêmes intérêts, les mêmes préjugés, les mêmes sources d’informations. Et les valeurs que défendent ces petites sociétés apparaissent à ceux qui les constituent comme plus importantes que les valeurs du contrat social. Et c’est ce qui se produit avec le numérique : en trois clics, on crée un chez-soi idéologique. C’est ce qui s’est produit avec l’investissement du Capitole.
On est là dans un cas extrême. La post-vérité, qu’on en soit l’émetteur ou le consommateur, ne peut-elle faire son lit que dans une forme de radicalité ?
En fait, les gens modérés ne s’expriment plus alors qu’il faudrait, pour que le vrai débat ait lieu, que les gens modérés s’engagent sans modération. Et dans tous les débats auxquels j’assiste, il n’y a pas de gens modérés qui s’expriment. Mais peut-être est-on en train de passer un test d’intelligence collective. Notre cerveau n’est pas du tout adapté au flux d’informations qui est le nôtre aujourd’hui. Il se débrouille avec ses biais cognitifs bien connus et peut-être qu’on est en train d’apprendre à s’adapter à cette nouveauté radicale qui est une rupture anthropologique. Soit on sombre là-dedans, soit on trouve un moyen de s’en extraire.
Dans La démocratie des crédules , Gérald Bronner démontre « qu’en situation de concurrence, on optera pour l’information qui produit le plus d’effet cognitif possible pour le moindre effort mental ». La démultiplication du volume d’informations à laquelle vous faîtes référence nous condamne-t-elle à aller de plus en plus vers une forme de sensationnalisme ?
J’observe que la plupart des questions que nous avons à traiter sont des questions extrêmement techniques. Une société moderne comme la nôtre devrait être capable de discuter du type de compagnonnage qu’elle veut faire avec les nouvelles technologies. Que ce soient, la 5G, le nucléaire, le vaccin, … Et on voit qu’on est incapable de le faire. On est incapable de le faire parce que tous ces sujets sont extrêmement complexes. Or on ne peut pas défendre une conception scolaire de la démocratie. C’est-à-dire que vous n’avez pas le droit de dire que pour être un bon citoyen, il faut connaître un peu de physique nucléaire, un peu de virologie, un peu de climatologie. Personne n’est capable d’avoir ces compétences-là. Et personne n’a le courage ni l’envie d’aller se spécialiser sur ces questions. De sorte qu’on observe une dé-corrélation presqu’absolue entre la militance et la compétence. Or les militants sont des gens qui sont beaucoup plus actifs sur les réseaux sociaux et ce sont eux qui vont polariser le débat, enfin ce qu’on appelle le débat, et on aboutit à ce paradoxe que je n’arrive pas à comprendre qui est que le fait d’avoir un avis tranché sur une question vous dédouane de l’obligation et même de l’envie de vous instruire de ce sur quoi vous avez un avis tranché. C’est quand même incroyable. Moi, ça me fascine.
Le titre de votre manifeste, Le goût du vrai, est inspiré d’une phrase de Nietzsche qui disait que « le goût du vrai va disparaître à mesure que la vérité procurera moins de plaisir ». D’où vient ce moindre désir pour le vrai ?
Est-ce une question de désir ou de moindre désir pour la vérité ou est-ce que c’est une impossibilité pratique ? On voit bien que les gens se trompent sur le statut de la science. Ils la confondent avec la recherche, qui elle, par définition, doute. Et quand on mélange les deux, on finit par douter de la science. Et j’ai l’impression qu’en ce domaine, le numérique notamment organise une très grande confusion : c’est la controverse permanente.
Dès lors, pourquoi moi, avec mes croyances, mon éducation, mes préjugés, mon ressenti, mon bon sens, je ne serais pas autorisé à dire ce qu’il faut penser de tel ou tel sujet qui fait controverse dans les médias. J’ai bien le droit d’avoir mon avis. Et donc la vérité pour aller la chercher… Cela rejoint l’idée de Bernard Williams qui dit que le désir de véracité conduit à un déni de vérité parce que la vérité quand elle apparait est soit complexe, soit relative, soit éphémère, soit instrumentalisée, soit factice et donc le désir de véracité vient alimenter le déni de vérité. Joli paradoxe dont à mon avis on n’est pas près de sortir parce qu’il était déjà actif avant la crise sanitaire. Il l’est encore plus aujourd’hui.
L’aphorisme de Julie de Lespinasse « je crois tout ce que je crains » résume-t-il l’époque ?
Je ne sais pas si c’est vrai. Ce qui semble l’être en tous cas, si j’en crois Bronner, c’est qu’une information se propage plus vite si on a envie qu’elle soit vraie. Ça ne veut pas dire que c’est une bonne nouvelle : si vous êtes dépressif, ça veut dire que vous avez envie d’avoir des mauvaises nouvelles. C’est une information dont vous aimeriez qu’elle soit vraie. Et ce que montre Bronner c’est que si vous aimez qu’elle soit vraie alors vous la propagez sans que votre esprit critique vienne interroger sa source. Maintenant je pense que les nouvelles rassurantes aussi sont séduisantes. Le fait de nier la gravité de la maladie alors qu’elle devrait faire peur, c’est aussi le signe qu’on n’a pas envie de croire ce qui fait peur ou ce qui pourrait être dangereux.
Donc je ne suis pas sûr que ce soit si net.
Le fait que le vrai et le faux empruntent les mêmes canaux n’est-il pas le fond du problème ?
Oui, internet est une structure horizontale, il n’y a pas de hiérarchie. Il n’y a pas sur vos pages web une rubrique connaissances, une rubrique opinions. Tout s’entremêle et les statuts respectifs de ces différents éléments qui circulent se contaminent. Donc l’idée même de connaissance est affaiblie par le fait qu’on considère le fait qu’une connaissance, c’est la croyance d’une communauté particulière. Dès lors, le statut de la connaissance s’abaisse et celui de la croyance monte. Car certains diront qu’une croyance est peut-être une connaissance qui a été injustement méprisée. Et en même temps circulent des commentaires, des opinions, des fake news…Comment allez-vous distinguer une connaissance d’une fake news ? C’est impossible. Et tout ceci nous rend fous.
Cela nous rend fous parce qu’on ne sait plus que croire, qui croire or nous avons besoin de croire.
Kant disait «l’intelligence d’une personne se mesure à la quantité d’incertitudes qu’elle est capable de supporter». Donc, pour agir, on a besoin d’avoir, non pas des vérités, mais en tous cas des convictions et des assises fiables. Il faut un point d’appui pour agir. C’est la raison pour laquelle on verse dans l’ipse dixitisme. C’est-à-dire qu’on va choisir des référents et on va considérer que ce qu’ils disent, ce qu’ils représentent vaut caution. Et on n’a pas le temps d’aller vérifier s’ils ont raison de dire ce qu’ils disent. Ils sont pour nous les agents de la vérité dans un champ social perturbé.
Quelle est l’issue ?
On est pris en tenaille entre d’une part une République qui serait la République des experts, ce qui n’a plus aucun sens parce que cela suppose une confiance qui n’existe plus et puis une République dans laquelle chacun peut dire son mot et tous les discours se valent. On est pris entre les deux et les deux sont devenues impossibles. On ne vote pas une loi physique par un referendum et donc on juge ces technologies par ce qu’on appelle leur halo symbolique.
C’est Gilbert Simondon qui a inventé cette expression, philosophe de la technique des années 70, qui dit par exemple que le nucléaire a un halo symbolique qui est déterminé par son passé : la bombe, les accidents… Et le nucléaire du futur qui pourrait être complétement vertueux grâce notamment aux réacteurs qu’on appelle modulaires, les SMR, et bien le halo symbolique de ce nucléaire-là n’existant pas, on le juge par son passé. Quand un maire d’une grande ville dit qu’avec la 5G on pourra regarder du porno dans les cabines d’ascenseur, il distille un halo symbolique. Quand un autre dit qu’avec la 5G on pourra opérer des malades à distance, c’est un autre halo symbolique. Et le citoyen va pondérer ces différents récits et se faire un avis qui sera complètement indépendant de la connaissance qu’il pourrait avoir de ce qu’est la 5G objectivement et matériellement. Et c’est cela qui m’attriste, car cela veut dire qu’il n’y a plus aucune place pour la pédagogie et qu’on cède tout le terrain à ce que j’appellerai le marketing des idées. Or on n’a jamais demandé au marketing d’être dans la vérité. Il ne va pas forcément mentir mais il va provoquer des désirs ou en tous cas jouer sur un autre registre que la pure connaissance. Et donc la question est : quel avenir allons-nous réserver aux connaissances ? Moi, c’est ça la question qui m’intéresse politiquement.
Pourquoi préférons-nous le ressenti à l’argumentation ?
Il est vrai que ça peut être ennuyeux, l’argumentation. Si, moi, je dois vous expliquer comment on a su que l’atome existe, je raconte toute l’histoire des idées, c’est passionnant. À mon avis c’est une histoire de dingue. Mais ça peut vous ennuyer. En revanche, si moi je mets en avant mon ressenti, mon affectivité, ma subjectivité, vous aurez l’impression que je parle à un humain, que je suis dans un processus presque empathique et ça va vous intéresser davantage. Et ça, c’est peut-être le signe que nous sommes en train de devenir une société des affects.
Pour moi, la République à laquelle je tiens, la République à la française a à voir avec l’argumentation. Évidemment il y a de l’affect. Je n’oppose pas l’intellect et l’émotion, mais je pense que la République doit argumenter pour mieux pouvoir débattre. Vous connaissez l’origine du verbe débattre ? Le sens que ce mot avait au 12e siècle ? Et bien le verbe débattre désignait à l’époque ce qu’il faut faire pour ne pas avoir à se battre. Donc on discute, on pratique les politesses de l’esprit chères à Bergson et à la fin on sait ce sur quoi on est d’accord et ce sur quoi on n’est pas d’accord. Si on n’est violemment pas d’accord, on peut se battre mais on sait pourquoi on se bat.
Comment le monde économique, celui des entreprises peut-il naviguer entre le vrai et le vraisemblable ? Comment aider chacun à trier le vrai du faux ?
C’est une excellente question. J’ai cru pendant très longtemps à la pédagogie. J’y ai même consacré ma vie. Je pensais que la pédagogie, c’était la base de la discussion. Et en fait, malheureusement, ça n’est pas vrai. Et donc ça pose la question, quand on est un industriel ou très engagé dans les technologies (le CEA avec le nucléaire, Orange avec la 5G, l’agro-alimentaire avec les OGM, …) est-ce qu’on doit investir le champ du halo symbolique ? Pour le dire autrement, est-ce qu’on doit investir dans la publicité ?
C’est-à-dire par exemple parler du nucléaire d’une façon positive sans dire ce que c’est. Pour moi c’est une démarche qui est antinomique avec la science. La science, ça s’explique, ça ne se promeut pas par des slogans. Mais, compte tenu de la situation, je me demande si ça n’est pas la seule issue.
J’entends dans vos propos une forme de renoncement au processus pédagogique au profit du champ du symbolique. Mais la concurrence est rude dans le champ du symbolique, y compris avec des acteurs du faux. En allant sur ce terrain, la vérité est-elle sûre de gagner à la fin ?
Je pense qu’on est en train d’intégrer l’idée, c’est ce que disait Williams, qu’on n’imagine plus qu’il puisse y avoir des vérités qui soient indépendantes de la sphère d’appartenance de celui qui les énonce. Donc l’idée que la vérité est toujours ancrée dans un contexte, qu’elle est plus ou moins influencée par un lobby qui la promeut est une idée qui s’ancre vraiment. Nous ne sommes que dans le halo symbolique. Il y a un silence assourdissant des ingénieurs. Ce qui est une phrase fausse. Parce que les ingénieurs, ils parlent beaucoup dans l’entreprise. Mais ils ne participent pas au débat public. Et donc moi, je milite pour que les ingénieurs se fassent entendre. Parce qu’ils sont compétents et parce qu’en général ils sont modérés. Plus vous êtes modéré, plus la force de votre engagement doit être immodérée.
La crise du Covid que nous traversons et le progrès scientifique qui l’accompagne ne contribuent-t-ils pas à la diffusion de la connaissance que vous appelez de vos vœux ?
La bonne nouvelle c’est que cette crise a été un cas d’école qui a démontré la temporalité et la dynamique propre de l’effet Dunning Kruger définis par leurs auteurs dans les années 90. Son principe est simple : quand vous avez à faire à un nouveau problème, votre réflexe spontané c’est de considérer que ce problème ressemble à des problèmes déjà posés. Donc vous faites preuve d’arrogance, vous dites ce qu’il faut faire. Et puis à mesure que le temps passe, vous découvrez que ce problème est inédit. Et du coup vous découvrez, vous apprenez, vous interrogez des experts. Donc, vous gagnez en compétence. Et vous perdez en arrogance. Donc pour le dire en une phrase, l’effet Dunning Kruger, c’est que, pour se dire qu’on a été incompétent, il faut être compétent. C’est la compétence qui montre l’incompétence. Et moi je pense que l’on a vécu cela.
Souvenez-vous, au début, le nombre de personnalités politiques qui twittaient à propos de ce médicament au nom imprononçable dont j’ai oublié le nom. Ils écrivaient «je ne suis pas médecin, mais je…». Ce qui est un magnifique exemple de «je suis incompétent mais je vais vous dire ce qu’il faut faire». On ne voit plus de tweet comme ça. Ce que je veux dire c’est que les gens ont compris que c’était compliqué. L’arrogance a baissé d’un ton, mais maintenant elle se trouve confinée dans des lieux spécialement dessinés pour lui prêter main forte. Je pense aux sites complotistes.
Au fond, quelles sont nos options ? La mise en place de tiers de confiance indiscutables ? Un retour à une forme de néo-rationalisme ?
Oui, bien sûr, à l’idéal nous aurions besoin d’une sorte de médiation qui fasse que l’on puisse interroger de façon critique ce qui est dit. En fait le tiers, ça serait la bonne façon d’organiser un débat au sens étymologique du terme. Mais c’est très chronophage. Ça demande une disponibilité, un temps que personne n’a. Tous les débats publics qui ont été organisés sur les déchets nucléaires ont été des échecs parce que le public n’est pas là. Autrement dit, on voit bien que le droit de savoir qui est légitime en démocratie, que tout le monde revendique (le fameux «on veut savoir, vous nous cachez des choses») et bien ce droit de savoir n’implique pas un désir de connaître. Parce que le désir de connaître, c’est du boulot. Donc cette histoire de tiers, c’est idéal, mais en pratique c’est condamné parce qu’on n’a pas la disponibilité pour organiser ça.
Deuxième option : faire entendre la voie de la raison. Alors, oui, mais c’est quoi la raison ? Sachant que pendant très longtemps, pendant toute cette période qu’on a appelé la modernité, la raison était pilotée par l’idéologie du progrès. C’est-à-dire qu’on considérait que la science, et ce qu’elle permet de faire, c’était le bras armé, le moteur du progrès. Donc ce que la science peut faire, on le fait et puis on voit. Et on ne discute pas trop le fait de savoir s’il faut le faire ou pas. Je ne sais pas si vous connaissez ce discours de Lamartine de 1848. C’est un discours qu’il a prononcé alors qu’il était député à la Chambre après le premier accident de chemin de fer grave en France qui était sur la ligne Paris-Meudon. 1848, c’était l’époque où les trains, sur les petites distances n’allaient pas plus vite que les chevaux. Et dans cet accident, 52 personnes étaient mortes carbonisées et donc ça avait évidemment fait scandale. Des gens disaient, pourquoi le train ?
Et Lamartine avait conclu son discours qui était une espèce d’ode au progrès avec un grand P en disant «plaignons-les (les victimes), plaignons-nous (parce que nous sommes en deuil) mais marchons». Ça n’est pas ça qui va arrêter le chemin de fer. Imaginez un gars qui dirait ça aujourd’hui à l’Assemblée… Ce que je veux dire, c’est qu’on a remplacé le mot progrès par le mot innovation qui n’est pas son synonyme. Et du coup, la science aujourd’hui produit des connaissances mais elle produit aussi de l’incertitude et c’est une incertitude d’un type très spécial. La science ne nous dit pas ce que nous devons faire parmi les choses qu’elle rend possible. Et ça, c’est nouveau.