Lorsqu’il a envoyé le premier e-mail, en octobre 1971, Ray Tomlinson n’imaginait sûrement pas que son invention donnerait 50 ans plus tard, des nœuds au cerveau à de nombreux directeurs marketing. Car les stratégies CRM deviennent un vrai casse-tête. La raison ? Une mise à jour d’Apple. Comme cela avait été le cas en 2017, avec la disparition progressive des cookies tiers dans Safari, le géant jette un pavé dans la mare aux mails. « Dans la nouvelle version d’iOS 15, tous les utilisateurs de l’application de gestion de mail d’Apple se voient proposer, dès son ouverture de “protéger leur mail”, décrit Moncef Frigui, product manager à Sendinblue, société spécialisée dans les stratégies de marketing omnicanal et qui a commencé sur les mailings. S’il choisit de cocher cette option, les services marketing ne pourront plus savoir si l’utilisateur a ouvert un mail ou non. » Ce n’est peut-être rien pour vous, mais pour eux ça veut dire beaucoup. « Concrètement, les mails seront chargés sur un serveur d’Apple avant d’être chargés sur l’interface. Cela indique que tous paraîtront ouverts aux yeux de l’envoyeur », précise Guillaume Tollet, directeur associé de Fifty-Five.
Richesse d'informations
La statistique de taux d’ouverture n’a ainsi plus lieu d’être. « Ce chiffre permet par exemple de mieux gérer le capping des campagnes et de piloter la pression marketing sur des cibles », ajoute Moncef Frigui. L’ennui, c’est que le pixel introduit dans le mail, qui permet de savoir s’il a été ouvert ou non, réunit aussi d’autres informations, comme la localisation de l’utilisateur. L'e-mail deviendra un élément plus trouble dans les stratégies de ciblage et de fidélisation. « Pour le moment, cela ne représente que 4 à 5 % de l’ensemble des ouvertures et cela joue assez peu sur les résultats d’une campagne », ajoute Moncef Frigui. « Mais à terme, une fois que tout le monde aura fait la mise à jour, on estime que 75 % des utilisateurs d’Apple pourrait valider cette option, ajoute Bertrand Destailleur, associé d'Equancy. Quand on sait qu’ils représentent environ 30 % des bases de données, cela donne presque 25 % du total. Ça commence donc à devenir important en termes de volume. »
Le problème ? L'e-mail permettait de bien connaître ses cibles et d’entretenir une vraie relation avec eux. « Surtout depuis la disparition des cookies tiers, tout le monde se rue sur les données first party », indique Guillaume Tollet. « Et ce qui se passe sur réseaux sociaux reste sur les réseaux sociaux, déplore Bertrand Destailleur. Le mail est un moyen d’avoir des données que vous n’avez pas ailleurs, et d’aller finement dans l’analyse d’engagement de votre discours de marque. »
Le problème risque d’être plus embêtant pour les médias avec leurs newsletters autonomes, contenus dans le corps de mails, que certaines régies valorisent à partir du taux d’ouverture. « Il faut s'attendre à ce que toutes les newsletters autonomes disparaissent au profit des contenus hébergés sur une landing page. Ce format devrait revenir en force en incitant les abonnés à cliquer, ce qui permettra de connaître la performance de ses mailings », ajoute l’associé d’Equancy.
C’est d’ailleurs ce clic dans le mail qui deviendra le Graal des éditeurs et des marques. Ce qui, pour certains, n’est pas plus mal. Le taux d’ouverture étant parfois un indicateur très flou... « Les marques devront se concentrer sur des mesures d’engagement plus concrètes : le clic, les désinscriptions, les réponses aux mails, etc. Ou encourager leurs abonnés à définir leurs centres d’intérêt. Autant construire des mailing verticales sur des sujets précis », prévient Moncef Frigui. « Il va falloir faire travailler les copywriters, pour trouver des “call to action” très engageants et augmenter les taux de clics », ajoute Bertrand Destailleurs. Et raviver les braises de la guerre de l’attention.
Effet domino
Autre solution : l’extrapolation. « Parmi ceux qui ont ouvert le mail, on peut s’attendre statistiquement, à ce qu’une même part de l’autre partie de la base, qui masque son activité, l’ait ouvert aussi », ajoute Bertrand Destailleurs. « Pour le moment, les estimations sont assez proche de la réalité », ajoute Moncef Fruigui. Mais cette solution ne sera valable que si la situation n’évolue pas... « Et l’on peut sérieusement craindre un effet domino, prévient Guillaume Tollet. Chaque fois qu’Apple a opéré des changements, cela a eu une influence sur les autres acteurs. »
Mais le taux d’ouverture n’est pas la seule source d’inquiétude. C’est l’arbre qui cache la forêt. « Une autre nouveauté d’Apple, intulée “Hide my email”, aura davantage de conséquence. Elle consiste à créer une adresse mail fictive, qui servira de point de contact entre l’utilisateur et le service en face », décrit-il. Autrement dit, les marques ou les médias n’auront plus accès à l’adresse mail, qui sera seule connue d’Apple. L’adresse fictive pourra être temporaire, et changer au cours du temps.
Inquiétudes
Quelle incidence tant que le mail arrive bien dans la boîte ? « Le mail sert à réconcilier les bases entre elles, et à repérer un internaute entre différents sites, précise-t-il, notamment avec la disparition des cookies tiers. » Mais surtout « les marques vont perdre le lien direct qu’elles ont avec leurs utilisateurs, conclut-il. Cela va dénaturer le sens même de l’objet mail ». Et c’est là sûrement le vrai problème. « Toutes les annonces qui vont dans le sens d’une meilleure protection des données personnelles sont une bonne chose, estime Moncef Frigui. Mais il faut que tout le monde travaille ensemble, pas sous la contrainte, ou par des méthodes de contournement. » Confronté de fait à ces changements imposés, chacun devra se débrouiller. Les marques s'affolent. « Nous recevons de plus en plus d’appels de service qui s’inquiètent. Comme d’habitude, les plus importantes sauront anticiper et s’en sortir, en étant vraiment omnicanales et sans ne reposer que sur un pilier. Mais ce sont les plus petites qui auront davantage de difficultés », pointe Guillaume Tollet. La tourmente des cookies à peine terminée, voilà qu’il va falloir remettre une pièce.