Denis Olivennes : On entend de plus en plus : «la croissance a détruit le monde donc pour sauver le monde, il faut détruire la croissance». Mais ça n’est pas votre point de vue. Pourquoi ?
Philippe Aghion : À première vue, l’histoire ne donne pas entièrement tort aux avocats de la décroissance. Le décollage industriel de 1820 et l’exploitation massive du charbon qui s’est ensuivie, ont considérablement augmenté la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Faut-il pour autant inverser les horloges, c’est-à-dire décroître et revenir à l’avant 1820, pour éviter le désastre écologique ? L’histoire récente montre que la réponse est non : le premier confinement de début mars à fin avril 2020, a fait baisser le produit intérieur brut (PIB) français de 35 %. Cependant nos émissions de CO2 n’ont baissé que de 8 % pendant cette même période.
Mais 8 %, d’après l’Agence internationale de l’énergie, c’est le rythme annuel de baisse des émissions de CO2 qu’il faudrait pour tenir les objectifs du GIEC…
Autrement dit, il faudrait se mettre en permanence en régime du premier confinement, qui a paralysé nos vies et engendré énormément de pauvreté dans les pays en développement. L’augmentation dramatique de la mortalité dans ces pays est venue pour l’essentiel de cette augmentation de la pauvreté.
À supposer même que l’innovation soit la solution, n’est-il pas trop tard ? N’avons-nous pas trop attendu ?
Il n’est jamais trop tard : l’intelligence humaine est illimitée, l’important est qu’elle soit dirigée vers les bons objectifs. Ce qui me rend optimiste, ce sont les efforts conjugués des États, des entreprises innovantes, de la finance verte, et de la société civile pour forcer l’innovation à se focaliser sur les technologies vertes, sur les économies d’énergie, et sur le recyclage. Audi ne sortira plus de véhicules non électriques à partir de 2026. Les gouvernements européens apparaissent décidés à mettre l’accent sur la politique industrielle verte. Et les consommateurs et investisseurs sanctionnent de plus en plus les entreprises qui ne se comportent pas de façon vertueuse.
Oui, mais aujourd’hui, beaucoup de gens sérieux considèrent que l’effort d’amélioration de l’efficacité énergétique et de décarbonation est tellement en rupture avec le passé qu’il n’est pas franchement réaliste.
On peut se donner des objectifs du type : «on décarbonise les grandes métropoles et les transports d’ici à 20XX», comme on s’est donné l’objectif de vacciner tout le monde contre la covid en moins d’un an ; et comme pour la covid, on se donne les moyens d’atteindre cet objectif.
Que faudrait-il faire pour accroître significativement les innovations vertes, par exemple la recapture du CO2 ?
Il y a plusieurs instruments pour inciter les entreprises à rediriger l’innovation vers les technologies vertes : une taxe carbone intelligente, qui cible en particulier les biens et services qui entrent dans la production ; les taxes carbone aux frontières pour pénaliser les pays qui servent de «paradis polluants» ; une politique de subvention à l’innovation verte, en particulier en créant l’équivalent énergétique de l’Agence américaine de recherche et de développement biomédical avancés (Barda) pour atteindre très vite des objectifs ambitieux en matière de dépollution des villes et des transports et de transition énergétique ; le «name and shame» qui montre du doigt les entreprises non vertueuses et incite les entreprises à publier leurs bilans carbone.
L’orientation vers une croissance verte, notamment via l’instrument «fiscal» (la taxe CO2), n’a-t-il pas des effets de pertes de compétitivité pour les industries et des effets redistributifs dévastateurs qui vont pousser les peuples dans les bras des extrémistes ?
Il y a ce danger. C’est pourquoi il faut manier l’instrument fiscal avec précaution, en protégeant les populations les plus vulnérables et celles qui n’ont pas accès à de bons transports publics. Par ailleurs, la taxation CO2 doit être coordonnée entre pays développés pour minimiser les effets potentiels sur la compétitivité des entreprises.
Nous sommes déjà à un niveau de dépenses publiques extrêmement élevé notamment en matière de protection sociale. Il en va de même pour les prélèvements obligatoires. Où trouver des ressources supplémentaires pour l’investissement vert sans étouffer la croissance sous l’impôt ?
Il faut investir dans la croissance verte, car en augmentant notre croissance, nous augmentons nos chances de rembourser notre dette publique à long terme. Mais parallèlement à ces investissements, il faut réduire certaines dépenses publiques qui ne génèrent pas de la croissance. En particulier, il va falloir allonger la durée de cotisation pour les retraites d’un ou deux ans. Pas besoin pour cela de mettre l’âge de la retraite à 67 ans.
Nous dépensons des milliards en Europe pour réduire notre empreinte alors que nous sommes plutôt plus vertueux que d’autres. Cet argent ne serait-il pas mieux employé à aider massivement les PVD [pays en voie de développement] ou ceux qui décollent à se décarboner ?
Il faut faire les deux. Et en particulier aider les pays émergents, notamment en Afrique, à passer directement d’économies agricoles à des économies de services en évitant l’industrialisation de masse. Car le secteur des services est quatre fois moins polluant que le secteur industriel. Pour cela, il faut aider ces pays à s’enrichir, notamment grâce au commerce international.
Philippe Aghion a enseigné à Harvard et à la London School of Economics. Il est titulaire de la chaire d’économie de la croissance au Collège de France. Il est l’auteur notamment du Pouvoir de la destruction créatrice (Odile Jacob).