Pourquoi avoir consacré un ouvrage aux marques en 2021 ?
Julien Féré. Il existe beaucoup d’ouvrages sur la création de marques sous un prisme pragmatique, mais sur la théorie de la marque, il n’y en a pas pléthore. Et puis ils ne sont pas écrits par des directeurs de la communication, des praticiens, car ils ont peur que leurs idées aillent à la concurrence.
Au début, vous rappelez que la publicité a joué le rôle de mode d’emploi pour la famille. Alors que les marques se parent aujourd’hui de toutes les vertus, rappelons qu’elles nous ont fait fumer, manger gras, sucré et salé et entretenu le mythe de la femme au foyer…
Comme l’explique Caroline Marti, professeure au Celsa, dans le deuxième chapitre, les marques tentent aujourd'hui faire oublier leur dimension marchande en se faisant passer pour des objets culturels. Afin de mieux s’intégrer dans nos vies, elles créent par exemple des fondations. J’écris aussi comment un média comme Brut – avec lequel nous avons travaillé – n’obéit pas aux règles des médias en faisant du contenu publicitaire non brandé. Ma théorie est qu’il existe une forme de symbiose, comme pour les organismes vivants, où l’un s’accroche à l’autre pour vivre. Mais cela peut ne pas fonctionner. Le média peut abîmer sa légitimité et la marque peut perdre sa maîtrise.
Lorsque les marques se disent bienveillantes, engagées ou à nos côtés, ne sont-elles pas en train de dévoyer tout ce qui fait notre humanité et d'accentuer le cynisme de la société de consommation ?
Je ne suis pas naïf sur ce sujet ; je n’utilise pas beaucoup ces registres à la SNCF. C’est assumé dans l’ouvrage, la marque a un rôle unique et premier qui est la valeur marchande. Son but est de maximiser une transaction en garantissant une origine et une qualité et en créant de la valeur pour l'entreprise. Après, il peut arriver finalement qu’une marque ait une vertu, mais elle ne peut communiquer dessus que si l’intérêt général rencontre le particulier. Par exemple je vends du train, il se trouve qu’il n’émet pas beaucoup de CO2. C’est bon pour la planète et il y a un intérêt économique, donc je peux prêcher pour le train. Le problème est quand des industries peu vertueuses tentent d’exister. Mais ne devons-nous produire que des « bons produits » ? C’est philosophique…
Les plateformes peuvent-elles diluer et tuer les marques ?
Des marques comme Konbini ne se sont développées qu’à travers des plateformes – les réseaux sociaux – et pour éviter de se diluer, elles ont été obligées de sursignifier leurs contenus, avec par exemple un watermark fort. Est-ce que les plateformes menacent les petits acteurs ? Ce livre a aussi été écrit en raison de la multiplication affolante des marques permise par le digital. Pour 15 euros, on peut se payer un peu de reach sur Instagram. La marque cosmétique Horace n’avait pas les moyens de se payer une agence mais elle a réussi à émerger avec un faible budget. Pour les marques, les réseaux sociaux permettent de nouveaux business models.
Dans ce contexte, quels sont les grands principes de la construction d’une marque désormais ?
Ne pensez surtout pas un sujet de marque en vase clos. Elle doit suivre l’évolution de l’entreprise. Si Coca-Cola ne peut plus parler aux gens qui font attention à leur santé, alors il y a une place pour une marque spécialisée qui sera une réponse. Le grand public pense que les marques sont figées mais ce n’est pas le cas. Leur malléabilité font leur légitimité.
Vous évoquez la frénésie autour du made in France. Est-ce aussi une réponse à la tentation nationaliste ? Le marketing peut-il être vecteur malgré lui d’un tel projet politique ?
Je ne suis pas très à l’aise avec le made in France… Il est une preuve de fermeture et il y a un danger politique. Je pense qu’il faut plutôt le voir comme un gimmick que quelque chose d’ancré. Après, quand on met un produit made in France dans son charriot, il n’y a pas de pensée politique. Je me méfie plutôt du côté déclaratif des marques, comme sur l’environnement.
Entre nationalisme et mondialisation, peut-on généraliser le modèle Ikea ? Autrement dit, partager un modèle en y véhiculant – et tant pis pour les clichés – ses codes culturels ?
Ikea est un exemple archétypal qui ne renie pas ses origines et réussit à vendre les traditions de la Suède avec ses couleurs et sa gastronomie, mais tout en s’adaptant au local. Lidl réussit aussi ça, en proposant du « what the fuck » allemand et du made in France. Le prototype de cette démarche « glocal » est McDonald’s !
On dit que la Chine veut dominer le monde avec ses nouvelles routes de la soie mais que contrairement aux États-Unis, elle n’a que très peu de soft power comme Nike ou Walt Disney pour l'y aider. Peut-elle réussir sur ce front et peut-elle utiliser, comme Ikea, certains de ses attributs culturels ?
Ce qui m’interpelle le plus est l’hermétisme entre les deux civilisations qui n’ont rien à voir entre elles. Mais en même temps, je vois la réussite de nos marques de luxe en Chine. Les Français ont l’impression qu’ils vont dominer le monde – ce qu’ils réussissent par ailleurs avec les médicaments – mais eux ont une admiration pour nos produits de luxe et nous placent au sommet de la pyramide de la valeur. Il y a une domination économique de la production chinoise incontestable mais sur la valeur, les occidentaux et notamment les Français ont une vraie domination symbolique. Si j’étais une marque chinoise qui voulait vendre en France, je proposerais des produits déguisés qui reprennent les modes et les usages des consommateurs français.
Quel message voulez-vous faire passer aux marketeurs et aux consommateurs ?
Les marques sont très importantes car elles permettent de franchir des montagnes et d’emporter les gens, y compris en interne. Et en même temps, elles ne sont pas importantes car elles n’existent jamais que parce qu’il y a une proposition de valeur derrière. Il faut toujours relier les deux et ne pas créer de marque en soi et pour soi. Sinon, on risque de créer un moulin à vent.