Après une année 2021 particulièrement faste pour la publicité digitale, les incertitudes s’accumulent. Fin annoncée des cookies tiers, préoccupations grandissantes des utilisateurs concernant leur vie privée et cadre réglementaire plus strict poussent à des rapprochements capitalistiques.
L’année 2021, qui avait permis de récolter en partie les fruits inattendus du confinement, semble loin. Le secteur de la publicité en ligne fait aujourd’hui face à un avenir plus incertain au niveau mondial. La fin des cookies tiers annoncée par Google et, depuis, retardé sans échéance certaine, la préoccupation grandissante des utilisateurs pour mieux contrôler l’accès à leurs données personnelles, les questions de consentement sur les traceurs publicitaires et les mesures anticoncurrentielles de la part des autorités régulatrices, sont autant d’incertitudes qui pèsent sur un marché qui, pourtant, sur le papier, semble n’avoir jamais été aussi en forme.
En France, la publicité numérique capte désormais plus de la moitié du pactole publicitaire (51 % en 2021 vs 44 % en 2019, selon le 27e Observatoire de l’ePub. La dynamique reste particulièrement forte au premier semestre 2022, avec une augmentation de 19 %, après une croissance record de 24 % en 2021. Mais ce marché dynamique profite essentiellement à l’oligopole Google-Facebook-Amazon, qui truste les deux tiers des investissements publicitaires, bien que cette part se soit réduite de 68 % à 66 % au premier semestre 2022.
Fusions-acquisitions
Ce contexte est propice aux rapprochements. Selon la banque d’affaires Luma Partners, au niveau mondial, le nombre de fusions et acquisitions dans le secteur des ad techs était en hausse de 200 % au premier trimestre 2021 par rapport à l’année précédente. Et les mouvements constatés depuis le début 2022 [lire encadré] semblent confirmer le dynamisme du marché des fusions-acquisitions, y compris en France. Les géants mondiaux sont évidemment de la partie. Microsoft - distancé sur la pub en ligne par Google et Facebook - a ainsi déboursé 1 milliard de dollars fin 2021 pour racheter Xandr, la filiale de ciblage publicitaire de AT&T. Cette acquisition lui a permis, en juillet, d’annoncer une alliance avec Netflix pour le lancement prochain d’une offre vidéo financée par la publicité.
Faut-il voir dans tous ces mouvements capitalistiques une nouvelle étape de concentration ou, plus modestement, une consolidation du secteur de la publicité digitale ? « La tendance générale est plutôt à une limitation de la concentration et à la réduction du risque de dépendance vis-à-vis des bigtechs », estime Jean-David Chamboredon, président du fonds Isai, spécialisé dans la tech. « Outre la régulation défavorable aux géants du secteur, l’ad tech n’est plus trop porteur dans le capital-risque, ce qui joue plutôt en faveur d’une consolidation » et au renforcement d’acteurs mondiaux de taille intermédiaire, complète-t-il. « Je ne vois pas vraiment de mouvement de concentration mais plutôt un flux de rapprochements tactiques, confirme Alain Lévy, président de Weborama. Les incertitudes sur le marché empêchent les entreprises d’avoir une vision claire à moyen ou long terme, indispensable dans les stratégies d’acquisition. »
« Choc de marché »
« Tout le monde a conscience que d’ici un an, nous allons vivre un choc de marché comme nous n’en avons jamais connu », analyse pour sa part Benoît Oberlé, le CEO de Sirdata. Au contraire, pour Thibault Leguillon, directeur général France et Belgique de Teads, « le crash de la tech a déjà eu lieu », citant l’effondrement de la valorisation de Snap (maison-mère de Snapchat), dont le titre est passé de 85 à 15 dollars avant l’été. Du fait des incertitudes, les entreprises du secteur de l’ad tech « sont massacrées en termes de valorisation », complète Arnaud Creput, CEO d’Equativ (ex-Smart). « Le marché s’effondre et surréagit à la moindre secousse », constate-t-il. Mais « cela laisse des opportunités aux acheteurs ».
« Les rapprochements en cours ne sont pas une réponse à l’hégémonie des Gafa car, quoi qu’il arrive, nous n’y échapperons pas », relativise Manuela Pacaud, directrice générale d’Isoskele, filiale data marketing de La Poste. D’ailleurs, « le plus gros mouvement de concentration a eu lieu autour des Gafam, qui ont réalisé plus de 200 acquisitions en deux ans », souligne-t-elle, estimant qu’il y a « une véritable problématique d’accès aux pépites de la tech » pour des acteurs français de taille intermédiaire. « Nous ne cherchons évidemment pas à nous mettre en concurrence avec les Gafa, qui sont des partenaires plutôt que des concurrents », abonde Damien Mora, responsable des opérations de Gamned (Biggie Group). « Aujourd’hui, pour émerger dans la publicité numérique, il faut atteindre une taille critique ; c’est pour cela que l’on assiste à un mouvement de rapprochements tactiques, poursuit-il. Un marché aussi actif sur les consolidations, c’est une opportunité pour Biggie. »
« Dans un écosystème technologique complexe, le marché s’organise pour constituer des alternatives aux Gafa dotées d’une taille suffisante pour offrir des solutions viables aux annonceurs, tout en garantissant la viabilité des éditeurs », analyse pour sa part Véronique Pican, directrice générale d’Equativ. Cette stratégie de croissance externe et de diversification est celle suivie par Equativ, qui a changé de nom avant l’été, pour réunir sous une bannière commune les entreprises nouvellement acquises. « Mais aussi disposer d’une marque assez forte pour absorber de futures acquisitions » et « aller chercher des technos complémentaires pour les nouveaux marchés que sont la CTV et le retail media », dévoile son CEO, Arnaud Creput, dont l’objectif affiché est de hisser Equativ dans le top 5 mondial des ad techs indépendantes.
Selon Benoît Oberlé, le CEO de Sirdata, « le marché est aussi animé par le fait que les groupes cotés en Bourse ont besoin de réaliser des acquisitions pour rassurer leurs actionnaires sur la maîtrise des technologies du futur ». Le dirigeant reconnaît discuter avec nombre d’acteurs en Europe pour atteindre une taille critique.
« Le marché européen de la publicité digitale est complexe, fragmenté et extrêmement régulé », constate Damien Mora, de Biggie. « Qui est mieux placé qu’un acteur européen pour émerger sur ce marché ? », plaide-t-il. Une vision partagée par les dirigeants d’Equativ. « Il existe une myriade de petites sociétés technologiques françaises très créatives qui disposent de vraies chances sur les marchés internationaux », souligne Véronique Pican. « Par sa réglementation contraignante, la France a obligé les acteurs français de l’adtech à être innovants. Les entreprises françaises bénéficient aujourd’hui de cette avance de phase », alors que la régulation se durcit au niveau mondial, estime la DG d’Equativ.
Consolidation
Mais comment financer ces rapprochements et ces développements pour s’adapter à cet environnement technologique changeant ? « Il y a aujourd’hui un gros coup de froid au niveau mondial sur le capital-risque ; le nombre de levées de fonds a fortement baissé, tant en nombre qu’en montants », fait remarquer Jean-David Chamboredon, du fonds Isai. « C’est plutôt favorable à un schéma de consolidation du secteur de l’adtech, d’autant que les fonds de private equity ont beaucoup d’argent et sont friands de consolidation », poursuit-il. « L’argent facile, c’est terminé », résume Alain Lévy, de Weborama, selon qui « l’incertitude sur le cadre réglementaire se cumule avec la dépréciation générale des valeurs technologiques. »
Après une période d’euphorie, portée par « l’argent pas cher », « il va y avoir un assainissement et un retour à la réalité, avec des valorisations liées à la réelle performance des entreprises », complète Thibault Leguillon, de Teads. « Mais cela n’impactera pas les entreprises efficaces, solides et performantes comme les nôtres », veut croire le directeur général France, qui voit « ce contexte comme une opportunité » pour le développement de l’entreprise. « Nous regardons évidemment les opportunités de croissance en ciblant les entreprises viables, de taille mondiale, avec une très forte implantation aux États-Unis, qui est notre principal marché », confie Thibault Leguillon. Mais, « le plus gros problème pour la croissance, ce n’est pas l’argent, ce sont les talents », considère in fine Benoît Oberlé, rejoignant les préoccupations de Nicolas Rieul, le président de l’Alliance digitale [lire interview p. 24], créée avant l’été pour resserrer les rangs des acteurs français de l’ad tech dans cette période d’incertitude.
Les principaux rapprochements en France en 2022
21 mars. Labelium, groupe international de performance digitale, acquiert SmartKeyword (SEO).
12 avril. L’américano-israélien OpenWeb rachète le français Adyoulike (100 millions de dollars), seconde acquisition en 2022 après Hive Media en janvier (60 millions de dollars).
12 mai. Le groupe RTL, via sa filiale ad tech Smartclip, rachète Realytics (DSP programmatique TV).
16 juin. L’espagnol Seedtag, spécialiste de la publicité contextuelle, acquiert l’intégralité du français KMTX (ex-Keymantics, optimisation des campagnes grâce à l’IA). En fin d’été, Seedtag a levé 250 millions d’euros.
24 juin. Gamned (programmatique), vendu par le groupe TF1, et Repeat (agence media) se rapprochent pour former Biggie Group.
6 juillet. JCDecaux prend le contrôle majoritaire de la start-up bordelaise Displayce (achat et optimisation DOOH).
6 juillet. Le néerlandais Azerion rachète les filiales allemande et française de Madvertise dédiées à la pub mobile.
7 juillet. Equativ (ex-Smart) investit dans Nowtilus (insertion dynamique de pubs en TV connectée), après l’acquisition en juin 2021 de DynAdmic (place de marché pour la vidéo et la TV connectée).