C’est une affaire de cinq ans qui vient de prendre fin. Après des mois de discussions, l’Autorité de la concurrence a accepté le 16 juil les engagements de Meta concernant la gestion de l’octroi des badges «partenaires» et de l’accès privilégié à ses API publicitaires.
L’instance avait été saisie par Criteo en 2019, qui avait estimé avoir été évincée de ce programme injustement, pour des raisons davantage économiques liées à la concurrence que pour des raisons neutres et transparentes, et reprochait aux équipes commerciale de Meta de l’avoir dénigré auprès de ses clients : «Il ressort du dossier que Meta a procédé à un démarchage direct des clients de Criteo, pour son propre profit ou pour celui d'autres MBP» note l'Autorité de la Concurrence. Après une première proposition d’engagements en 2021, et plusieurs mois de discussions notamment sur leur contrôle et leur durée, Meta et l’Autorité de la Concurrence sont finalement parvenu à un accord.
Le géant s’est engagé à clarifier les critères d’accès au programme de partenariat et au badge associé, à former ses équipes commerciales en matière de compliance, et ce pour 5 ans. Meta a promis également de développer une nouvelle API pour mieux communiquer avec ses entreprises partenaires, notamment pour des demandes individualisées concernant les plateformes Meta, et pour personnaliser les enchères publicitaires, pour 3 ans. Le tout surveillé par un mandataire. Retour sur un conflit du numérique.
« Cette décision montre l’étendu des outils à disposition pour l’Autorité de la Concurrence en matière de régulation du numérique », affirme Benoît Coeuré, président de l’Autorité de la Concurrence. Face à la difficulté de faire respecter la concurrence, l’Autorité diversifie ses approches, et tente d’en apprécier l’efficacité. Cette dernière peut ainsi tantôt allier amendes, mesures conservatoires ou demande d’engagements. Une manière également d’éviter l’écueil des amendes improductives que certains géants payent sans rien changer, et aussi d’adapter le calendrier de ses décisions avec les avancées technologiques, souvent plus rapides.
Perte de badge
Car pour cette histoire, tout a commencé en 2018, quand Criteo perd son statut de partenaire de Facebook (Facebook Marketing Parner – devenue Meta Business Partner, MBP) qui lui coupe l’accès privilégié à différents services (API) pour lancer des campagnes publicitaires sur la plateforme à l'échelle mondiale : User-Level-Bidding (ULB) qui permettait d’optimiser les enchères publicitaires, et Order-Level-Reporting, qui permettait de recueillir des données pour calculer les conversions cross-device, c’est-à-dire quand l’utilisateur se connecte sous différents terminaux.
Outre l’accès aux API, « le badge MBP est important pour rassurer la demande – ici les annonceurs – sur la qualité des intermédiaires, qui sont ici adoubés par la plateforme », précise Henri Piffaut, vice-président de l’Autorité. Criteo se voit donc « dévalué » sur le marché, de fait. « Si Meta retire ce badge, cela signifie que Criteo n’est pas la hauteur en termes de qualité de service », ajoute-t-il.
En tant que membre du programme MBP, Criteo avait accès à ces API en version bêta, ce qui n’est pas anodin sur le marché. A l’époque, et selon le rapport de l’Autorité de la concurrence seules huit autres entreprises en France – anonymisées dans le rapport - ont accès à ULB, et dix à OLR.
C’est par la voix-même d’un de ses clients, de manière officieuse, que Criteo apprend, fin 2017, que le réseau social veut le sortir de son programme et lui couper les API. S’ensuivent alors quiproquos et brouillaminis, et selon le rapport, les versions divergent sur les dates d’envois de mails officiels. Dates pourtant importante, notamment pour le calcul de la période probatoire de six mois accordée à tout MBPs qui se voit exclu du programme de partenariat, pour redresser la barre et pouvoir y rester. Toujours est-il qu’en novembre 2018, soit plusieurs mois plus tard, Criteo, contraint et forcé, mise ses derniers deniers sur les systèmes publicitaires de Meta.
Divergence de métriques
Pourquoi ? La raison invoquée par la société de Mark Zuckerberg est que Criteo sous-performait sur le réseau. Tous les six mois, elle revoit les conditions d’accès au programme des partenaires. Et selon le rapport de l’Autorité, Meta reproche à l'entreprise « son incapacité à remplir les critère objectifs et transparents du programme de partenariat de Facebook. » En cause ? Une divergence d’opinion de métriques, selon Meta, notamment le fait que la société française de l’époque se concentrait davantage sur le clic comme seul KPI, quand la société américaine tentait « d’optimiser efficacement les actions à forte valeur comme les achats ou les téléchargements d’applications. »
Un débat fort de l’époque dans la publicité digitale. Mais Criteo s’oppose à cette version arguant que Meta a changé délibérément les définitions de son système de mesure pour les adapter à ses propres outils, pour mieux les recommander.
En tant qu’intermédiaire, l’objectif de Criteo sur le marché consiste à utiliser ses propres données, combinées à celle de Meta, pour optimiser les paramètres d’achats des publicités. Mais Meta, de son côté, veut aussi valoriser ses outils in-house d’optimisation !
Ainsi, Criteo estime que la plateforme américaine refuse dans sa maison un service qui pourrait lui faire concurrence. Dans de longs débats autour de la fiabilité des tests, la société a tenté auprès de l’Autorité de prouver cet argument en démontrant que ses solutions admettaient de meilleurs résultats que ceux issus des algorithmes fait-maison par les équipes de Meta. Et a semble-t-il davantage convaincu le gendarme de la concurrence…
« Meta n’a pas été en mesure de produire d’informations sur les résultats de ces tests », pointe l’autorité de la concurrence. « Ainsi en retirant l’accès à ULB, Meta a significativement réduit la capacité de Criteo de fournir des services à valeur ajoutée sur les inventaires publicitaires commercialisés par Meta », ajoute l’Autorité, insistant sur le fait que « le chiffre d’affaires de Criteo réalisé sur Meta a nettement diminué. »
Un problème de réputation ?
Mais ce que reproche le collège de la concurrence à Meta n’est pas tant une bataille technologique qu’un comportement général de ses équipes commercial qui ont fait fuiter le retrait du badge MBP de Criteo sur le marché, notamment directement à ses clients, accompagné de déclaration négatives sur son service. « Ces pratiques qui ont débuté dès 2017, se sont poursuivies au cour de la période probatoire et ont entravé la capacité de Criteo à retrouver son statut MBP », note le rapport.
Mais il faut recontextualiser également la réputation de Criteo en 2018, dont le chiffre d’affaires est essentiellement composé du retargeting. Mis en cause par le fonds d’investissements Gotham City Research, qui à l’époque, misait à la baisse sur de nombreuses entreprises,et alléguait que la moitié du trafic généré par Criteo était frauduleux, Criteo tombe dans une spirale réputationnelle difficile à gérer. La société est aussi en plein procès depuis 2016, avec la société d’adtech Steelhouse, pour publicité mensongère notamment.
Et c’est ce dernier argument qui sera même utilisé pour justifier la non-réintégration de Criteo au sein du programme MBP. Les conditions générales du statut de MBP incluant l’obligation « de ne pas tromper ou escroquer qui que ce soit. » Même si en 2019, ces histoires sont finies : Steelhouse et Criteo ont convenu d’un accord, et Criteo a répondu publiquement à Gotham City Research. Alors pourquoi ?
C'est que cette aura noire autour de Criteo, ne disparaîtra pas aussi facilement, et la suivra jusqu’au sein des équipes commerciales de Meta, et qui, cœur du problème, freineront tout leur possible pour permettre à l’entreprise de récupérer son badge. « Des échanges internes à Meta révèlent que les équipes commerciales ne voulaient plus travailler avec Criteo. A la suite de ces envois, les équipes […] ont pensé que réintégrer Criteo irait à l’encontre de la réputation de Meta.»
Et c’est pour contrebalancer ce point que les engagements de Meta comprennent une formation pour ses équipes commerciales, au niveau mondial, « pour sensibiliser […] aux conséquences potentiellement anticoncurrentielles de leurs propos quand elles interagissent avec les annonceurs », note l’Autorité. Et la société s’engage à leur couper tous les accès s’ils ne suivent pas la formation. Ce qui semble convenir à Criteo.
« L'objectif de la plainte initiale était de recréer des conditions de concurrence équitables pour le secteur en rétablissant la capacité de Criteo et d'autres entreprises à accéder à la plateforme Facebook de Meta à des conditions équitables. Il s’agissait également d’établir des lignes directrices claires et transparentes pour empêcher Meta de favoriser injustement ses propres services sur sa plateforme au détriment de ses concurrents. » a indiqué Criteo dans un communiqué, après la publication de la décision de l'Autorité.
Suite aux engagements pris par Meta, Ryan Damon, directeur juridique de Criteo a affirmé : « nous sommes très heureux de la décision prise aujourd'hui par l'Autorité de la Concurrence d'accepter les engagements de Meta. Des résultats positifs comme celui-ci peuvent garantir que les grandes plateformes comme Meta collaborent avec leurs partenaires et l'écosystème dans le cadre d'une concurrence ouverte et loyale et sans auto-référencement. »
Le mandataire : nœud de la solution
Si Criteo se réjouit à ce point de cette situation, c’est que l’Autorité de la Concurrence ne s’est pas limitée aux seuls engagements de Meta. « Compte tenu de leur nature, les engagements comportementaux requièrent un suivi qui peut s’avérer plus complexe que celui des mesures de nature plus structurelle », analyse l’Autorité dans son rapport. Aussi, un mandataire, choisi sans conflit d'intérêt - selon les promesses même de Meta - aura pour rôle de vérifier la bonne tenue des engagements : du suivi des formations des équipes commerciales, à la validation des tests d’intégration ou de réintégration dans le programme de partenariat, pour récupérer le badge, de la communication et non discrimination entre Meta et les partenaires du programme. Ce dernier aura un droit d'alerte, et rendra un rapport trimestriel à l'Autorité.
La décision de l’Autorité de la Concurrence met ainsi en lumière une nouvelle approche de la lutte contre l’hégémonie des Gafa sur le marché, avec des pratiques et analyses qui pourraient être étendues à d’autres secteurs. Elle démontre en outre l’importance des badges de certification pour une entreprise qui peut y perdre un sacré chiffre d’affaires, et évidemment, à quel point une réputation mal maîtrisée peut faire des ravages bien des années plus tard, en se glissant au cœur du quotidien des équipes, et jusqu’aux moindres échanges.