A l'occasion de l'élection présidentielle de 2022, Ronan Le Goff, directeur associé de La Netscouade, décrypte pour Stratégies la campagne numérique des candidats. Pour ce 7e numéro, l'heure est au bilan.
Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour ont dominé assez largement la campagne numérique. Prime a été donnée à ceux qui ont labouré le terrain depuis plusieurs mois voire plusieurs années et qui pouvaient donc compter sur une audience captive et des troupes surmotivées. Pour le reste, Marine Le Pen a gagné la bataille des selfies, Emmanuel Macron n’a pas retrouvé son audience d’influenceur, Yannick Jadot a fait des efforts trop tardifs, Valérie Pécresse s’est trouvé une passion pour le podcast et Anne Hidalgo n’a jamais su contrer son opposition parisienne.
Jean-Luc Mélenchon, la campagne numérique totale
A 70 ans, le leader insoumis a mené une véritable campagne de digital native. Fondateur du 3615 Tonton en 1988, Jean-Luc Mélenchon n’a eu aucun mal à hypnotiser les foules sur TikTok une trentaine d’années plus tard. Son compte suivi par 1,9 million d’abonnés est le symbole d’une campagne numérique réussie, couvrant tout le sceptre des réseaux sociaux, et même au-delà : un filtre en réalité augmentée sur Snapchat et Instagram, une émission sur Twitch et sur Twitter Space («Allo Mélenchon»), une série sur YouTube, deux sites d’actualité (L’Insoumission et Le Monde en commun), un jeu vidéo, des hologrammes, un meeting olfactif... Est-ce tout à fait un hasard si le candidat insoumis est arrivé premier chez les 18-24 ans, une cible peu coutumière des médias traditionnels, avec 36% des suffrages ?
La campagne numérique insoumise a suivi deux objectifs parallèles : un travail d’image pour gommer les aspects les plus rugueux de la personnalité du candidat mais aussi un important travail de pédagogie programmatique. Les facéties sur TikTok (le fameux lait fraise) ont cohabité avec de longues vidéos arides présentant le programme, à l’image des 3 heures d’émission de chiffrage du projet. Fort de son audience, Jean-Luc Mélenchon a pu faire passer des vrais messages politiques à la jeunesse : 6 millions de vues sur TikTok pour sa vidéo où il annonce la fin de Parcoursup. Soit l’audience d’un JT de TF1, mais uniquement sur la cible visée.
Le candidat insoumis a pu compter sur une constellation très active de soutiens sur le web, connaissant sur le bout des doigts son programme et assumant le travail de pédagogie – pour ne pas dire de trolling pour les plus véhéments d’entre eux. Un cercle vertueux enclenché depuis des années : le blog et la chaîne YouTube de Mélenchon constituent des lieux de formation pour les militants, devenant autant de relais sur le terrain numérique (et réel) quand viennent les élections. Le leader insoumis deviendra d’ailleurs à l’automne le directeur d’une fondation politique destinée à transmettre l’héritage aux jeunes troupes.
Éric Zemmour, perdu dans sa bulle de filtres
Le candidat Reconquête! a tant réussi sa campagne numérique que ses partisans ont vécu dans une bulle de filtres, s’imaginant plus grands qu’ils n’étaient en écoutant l’écho des réseaux. Jusqu’au bout, les militants de Zemmour ont défendu l’idée d’un «vote caché», d’une mobilisation en ligne et dans les meetings qui ne se reflétaient pas dans les sondages. En quelque sorte, leur astroturfing (dévoilé par une enquête vidéo du Monde) a trop bien fonctionné : à force de dominer la bataille numérique et d’atteindre chaque jour ou presque les trending topics sur Twitter, les équipes se sont illusionnées sur leur réel poids dans l’opinion.
Organisées autour de Samuel Lafont, les équipes numériques ont compté jusqu’à 1 500 personnes dévouées à la cause, d’après le New York Times. Pour efficaces qu’ils aient été, les partisans de Zemmour ont souvent flirté avec les limites éthiques. En cherchant à pirater les flux informationnels avec une mobilisation souvent largement artificielle et automatisée : #LesFemmesavecZemmour, #LesMilitairesavecZemmour, #LesProfsAvecZemmour, #LesMusulmansAvecZemmour… En récoltant des données personnelles via de multiples pétitions («Vous aussi signez pour la suppression du permis à points») qui n’affichaient pas toujours leur provenance et ne respectaient pas le RGPD. En lançant un quizz douteux d’aide au vote, orienté en faveur de Zemmour. Ou en envoyant à la veille du vote des SMS à des électeurs de confession juive grâce à des numéros récupérés auprès d’un data broker, une pratique pour laquelle la CNIL a ouvert une instruction.
Emmanuel Macron, l'influenceur coupé de son public
Il a beaucoup été reproché à Emmanuel Macron son absence de campagne avant le premier tour. Sur le web, sa campagne s’est également déroulée à bas bruit. Cette relative discrétion s’explique notamment par une décision de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale. Le 11 mars, la CNCCEP a sermonné le président-candidat, lui intimant de cesser d’utiliser pour la campagne ses comptes personnels sur les réseaux sociaux, dont l’audience avait été dopée par ses fonctions. En conséquence, la campagne Macron a migré sur des comptes créés pour l’occasion et fort peu suivis : «Emmanuel Macron avec vous», 37 000 abonnés sur Twitter, contre 8 millions d’abonnés pour son compte personnel, 32 000 abonnés sur YouTube contre 245 000 pour son compte personnel. Une décision lourde de conséquences, qui ne s’est pas appliquée pour ses concurrents.
Dans ces conditions, la grande innovation «com pol» d’Emmanuel Macron, Le Candidat, une série publiée chaque vendredi sur YouTube, s’est perdue dans le gouffre des algorithmes. Passé l’effet de surprise du premier épisode (385 000 vues), la production supervisée par une vingtaine de personnes peine maintenant à réunir plus de 50 000 vues par épisode. Des audiences qui ne rendent pas justice à ce format léché et moderne, inspiré du storytelling à la Netflix. «Le format série lui permet de créer des arcs narratifs différents : d’un côté, le candidat qui se présente à hauteur des gens, avec une volonté affichée d'humilité ; de l’autre, le président qui installe une verticalité, une dureté dans le ton, dans l'image», note Raphaël Llorca, expert associé à la Fondation Jean Jaurès.
Étonnamment, Emmanuel Macron n’a pas réussi à capitaliser sur ses récentes prestations numériques à destination de la jeunesse. Quoiqu’on pense du fond, la vidéo avec McFly et Carlito en mai 2021 avait constitué une plongée réussie dans l’univers web des jeunes générations. Ses séances convaincantes de questions-réponses autour de la vaccination en selfie vidéo sur TikTok et Instagram l’été dernier avaient constitué un autre modèle de campagne numérique pour le président. Par manque de temps ou d’ambition, handicapé par la décision de la CNCCEP, le candidat Macron n’a pas poussé plus loin l’expérience.
Marine Le Pen, la candidate des selfies et des chats
La campagne numérique de la candidate RN a été à l'image de sa nouvelle affiche de campagne : dans l'épure la plus totale, en phase finale de dédiabolisation. Seule la candidate, son sourire et un slogan banal. L’effacement de toute forme de conflictualité, l’effacement jusqu’à son propre nom, et à l’imaginaire qu’il emporte.
Alors que les meilleures troupes numériques sont parties chez Éric Zemmour, Marine Le Pen a fait une campagne web discrète, largement dépolitisée, misant tout sur sa personnalité et son sourire. Tout le contraire du bruit et de la fureur trumpienne ou zemmourienne. Sa vidéo la plus vue sur TikTok (plus de 4 millions de vues) résume cette campagne d’image : la candidate parle, tout sourire, à son chat caché dans le sapin de Noël familial, alors que monte la chanson «All I want for Christmas is you» de Mariah Carey.
En réalité, l’essentiel de sa campagne numérique s’est déroulé sur le terrain, sans avoir à débourser un seul centime, simplement en se laissant prendre en photo auprès des Français sur des centaines et des centaines de selfies. Il n'est pas exclu que la longue traîne de ces photos postées sur les pages de ses partisans ait cumulé plus d'audience que les contenus officiels de nombre de ses concurrents – voire même des siens.
Le compte YouTube de Marine Le Pen est très peu suivi, ses longs entretiens sur le canapé de la maison avec un journaliste tout aussi maison n’ont pas dépassé les 20 000 vues, loin de l’engouement autour du «journal de bord» vidéo qu’affectionnait son père. Il faut toutefois noter un frémissement sur son Facebook en mars, où elle a pour la première fois dépassé Éric Zemmour en nombre d’interactions (3 millions sur l’ensemble du mois) sur ce réseau.
Yannick Jadot, une campagne numérique trop tardive
C’est la grande leçon de 2022 : une campagne numérique ne s’improvise pas. A l’inverse de la tortue sagace Jean-Luc Mélenchon qui occupait le terrain depuis de longues années, Yannick Jadot a paru débarquer sur les réseaux sociaux dans les toutes dernières semaines. Sa chaîne Twitch a été lancée mi-janvier, avec ce slogan qui dit tout de la difficulté d’arriver à la traîne sur un réseau si particulier : «On ne naît pas twitcheur, on le devient !».
En streaming sur internet, Yannick Jadot a fait tomber sa fameuse cravate qu'il s'était imposée sur les plateaux télé, mais n’a jamais vraiment fendu l'armure. Malgré des réels efforts de contenu, les audiences restent décevantes : 3 300 abonnés sur Twitch, 2 700 vues pour une émission consacrée au rapport du GIEC. On ne devient pas twitcheur en deux mois.
Valérie Pécresse, le podcast pour oublier les meetings
Avec un score en-dessous de 5 %, et à peine 2 % des suffrages chez les moins de 35 ans, il fait peu de doute que la campagne numérique de la candidate LR n’a pas atteint son but. On retiendra toutefois le lancement du podcast «Valérie raconte Pécresse». Racontant ses vacances dans les camps de jeunesses communistes en URSS ou faisant le bilan d’une campagne éprouvante («les Français m'ont vu gagner, trébucher mais toujours me relever !»), Valérie Pécresse a trouvé son ton, plus sincère, plus intimiste que dans les grands meetings où elle a tant souffert.
Anne Hidalgo, une campagne parasitée par les enjeux parisiens
Anne Hidalgo partait avec un net handicap dans la campagne numérique : une phalange d’opposition l’attendait de pied ferme, réunie autour du hashtag #SaccageParis. Mélange de préoccupations sincères et de récupération politique, ce mouvement ne l’a pas épargné pendant ces longs mois de campagne. Le compte Twitter «Enzo Morel» aura été une redoutable machine anti-Hidalgo, scrutant sans relâche toutes les interviews de la maire de Paris pour y déceler faiblesses argumentatives, confusions diverses et autres bourdes. Face à cette redoutable opposition numérique, quasi obsessionnelle, la candidate n’a jamais paru en mesure de pouvoir riposter.
Lire les épisodes précédents :
- Episode 1 : Sur le web, la campagne pour 2022 est déjà bien lancée
- Episode 2 : Les initiatives citoyennes aux avant-postes pour réparer la démocratie
- Episode 3 : La data au coeur de la bataille présidentielle
- Episode 4 : La campagne ne se jouera pas sur TikTok ou Twitch
- Episode 5 : Spaces, la libre antenne qui rafraîchit la campagne
- Episode 6 : La narration Netflix au secours de la campagne présidentielle