Les chiffres sont tenaces : la parité, voire simplement la mixité, n’est toujours pas au rendez-vous dans le secteur de la tech pourtant porteur de croissance. Et ce, malgré la multiplication des initiatives. Un article également disponible en version audio.
En indiquant, en novembre 2023, que « seulement 29 % des effectifs du numérique en France sont des femmes, dont 16 % dans les métiers techniques et 22 % dans les postes de direction », le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes soulignait le déséquilibre maintes fois constaté depuis une douzaine d’années frappant le secteur de la tech. En janvier 2024, une étude du cabinet Roland Berger insistait, elle, sur la sous-représentation des femmes dans les start-up : « 84 % des équipes fondatrices sont 100 % masculines, 12 % sont mixtes, et seulement 5 % sont 100 % féminines. »
Au plan financier, la situation n’est pas meilleure. Selon le baromètre de juin 2023 du Boston Consulting Group (BCG) et du collectif d’entrepreneures Sista, seulement 7 % des levées de fonds et 2 % des financements allaient, en 2022, à des start-up créées par des femmes. Et celles-ci sont absentes des grosses levées de capitaux. Pourtant, « le manque de parité a un coût sur la performance économique du pays, qui est valorisé à 9 milliards d’euros en Europe », assène Julie Hardy, partner France de The Brandtech Group.
Les enquêtes se suivent et se ressemblent, montrant un univers « habité à 80 % par des hommes blancs de milieu favorisé », résume Isabelle Collet, professeure en sciences de l’éducation à l’université de Genève, auteure de l’ouvrage Les Oubliées du numérique (Éd. Le Passeur, 2019). Elle rappelle que « les femmes - souvent des mathématiciennes - étaient très présentes dans l’informatique, avant l’arrivée en masse des hommes, quand le secteur a pris de la valeur. »
Toutes les branches de la tech ne sont pas logées à la même enseigne. « Les femmes sont mieux représentées dans le marketing, la communication et les RH, constate Isabelle Rabier, membre du board de l’association France Digitale. Et des secteurs comme la santé et les entreprises à impact social attirent plus de femmes. » Côté recrutement, malgré le programme « Tech pour toutes » ou la campagne gouvernementale « On a toutes une tête à travailler dans la tech », lancée en septembre 2023, « la féminisation des postes reste très disparate selon l’expertise et selon le niveau de poste, analyse Flora Herbet, DRH du cabinet conseil Converteo. Sur les postes en IT/tech, nous éprouvons toujours beaucoup de difficultés. »
Changer le narratif
« Les boys clubs fonctionnent toujours, dénonce Delphine Remy-Boutang, fondatrice de JFD [Journée de la femme digitale], organisation créée en 2012. Il faut changer le narratif. Cela commence par l’émergence de rôles modèles. » C’est ce que fait JFD avec son prix Margaret, qui distingue chaque année des entrepreneures, ou avec la publication en mai par sa dirigeante d’Athlètes de l’innovation (Éd. Flammarion), ouvrage qui met en lumière une quarantaine de « femmes à la conquête de la tech ». Même stratégie chez France Digitale ou encore chez Numeum, le syndicat professionnel des entreprises du numérique. Celui-ci veut « donner de la visibilité aux femmes, explique Maÿlis Staub, présidente de la commission Nova in Tech, nouvellement créée début 2024. En les emmenant sur de grands événements comme le Web Summit de Lisbonne, ou en identifiant des expertes, par exemple en cybersécurité, pour qu’elles interviennent dans les événements ou les médias. »
Susciter des vocations au sein de la gent féminine nécessite surtout de travailler cette question dès l’école. Or, d’après une enquête de 2021 d’Ipsos pour l’école Epitech, seulement 33 % des filles sont encouragées par leurs parents à s’orienter vers le numérique, contre 61 % des garçons. Et « la réforme du lycée lancée en 2018 a des conséquences désastreuses », relève Maÿlis Staub. La proportion des baccalauréats scientifiques est tombée de 52 % à 27 % des bacs généraux depuis 2020. Et les filles « ne sont que 12 % à prendre en terminale la doublette mathématiques-numérique, sciences informatiques ».
Pour ne rien arranger, la part de femmes diplômées dans la tech a baissé de 6 % entre 2013 et 2020, alors qu’elle augmentait de 19 % en Europe, notait en février dernier l’étude « Gender Scan étudiants » du cabinet Global Contact. « Ce n’est donc pas que de la faute de la profession, pointe Julie Hardy, même si elle s’est trop longtemps reposée sur des stéréotypes de genre. »
Pour réduire ce déséquilibre, le Haut Conseil à l’Égalité recommande d’imposer des quotas de filles pour les filières numériques ou encore de créer un système de bonification dans Parcoursup pour les filles qui choisissent ces voies. Ces quotas sont souvent perçus comme la solution, ou du moins comme « une solution intellectuellement décevante mais rapide et pas chère », estime Isabelle Collet. Sera-ce suffisant pour attirer de futures recrues et, surtout, pour leur donner envie de rester ?
« Tuyau percé »
Car la tech « est un tuyau percé : 45 % des femmes qui ont débuté dans le numérique ont quitté le secteur sous huit ans, estime Maÿlis Staub. C’est souvent le résultat du sexisme dans des entreprises. » Promotion et rémunération pas toujours égalitaires, horaires peu compatibles… Les motifs ne manquent pas. Il existerait pourtant plusieurs stratégies efficaces, telles qu'« améliorer les politiques de travail flexibles et offrir un soutien à travers des réseaux de mentorat, qui sont des mesures fondamentales », détaille Isabelle Rabier. Pour Flora Herbet, « si la culture d’entreprise et managériale instaure un environnement de travail sain et écarte les comportements déviants, le turn-over (y compris des femmes) est très largement réduit ».
Concernant les investissements, les initiatives ne manquent pas non plus. Le collectif Sista, créé dès 2018 pour dénoncer l’inégalité d’accès aux fonds d’investissement, réclamait que ceux-ci « s’engagent à investir 10 % des fonds déployés dans des start-up fondées par des femmes ». En octobre 2022, il a franchi un cap, avec le lancement d’un fonds européen de 100 millions d’euros pour les start-up ayant au moins une femme cofondatrice. Dans un manifeste publié en mars 2022, JFD demandait, elle, « un plafond de financement pour les entreprises qui ne comptent aucune femme parmi leurs cofondateurs ». On en est loin.