Malgré la crise économique, la pénurie de main-d’œuvre et la concurrence de nouveaux hubs, la tech israélienne compte sur la vivacité de son écosystème et sur la culture entrepreneuriale du pays pour conserver sa place au niveau mondial.
Dans la culture israélienne, on appelle ça la chutzpah (prononcez routspa), une forme d’audace bien connue de nombreux entrepreneurs, qui a permis à Israël de se hisser au sommet de la tech mondiale. Des start-up de Tel Aviv à la rue Matam de Haifa, où se sont installées de nombreuses multinationales de la tech, en passant par la grouillante Jérusalem, tous racontent la même histoire : les Israéliens ont l’innovation et l’entrepreneuriat dans le sang. « Il y a vingt ans, il y avait la Silicon Valley et Israël », pose d’emblée Inbal Arieli, serial entrepreneuse et auteure du livre Chutzpah, why Israel is a Hub of Innovation and Entrepreneurship, paru en 2019. Encore aujourd’hui, le pays arrive en tête au niveau mondial en nombre de start-up et de licornes par habitant (en nombre absolu, Israël se classe deuxième derrière les États-Unis). Start-up Nation Central, une organisation à but non lucratif qui œuvre à créer des ponts avec l’écosystème israélien, recense 7 000 start-up, plus de 90 licornes et 500 multinationales qui y ont installé un centre de R & D, comme Apple, Meta, Google ou encore Intel. En 2022, l’innovation pesait 16% du PIB et même 54% des exportations totales de ce pays grand comme deux fois l’Île-de-France et qui compte 9,3 millions d’habitants.
Mais la tech en Israël souffre, dans les pas des géants américains du numérique. Après une année 2021 record en termes d’investissements (27,6 milliards de dollars levés), 2022 a été plus compliquée (15,9 milliards), et le début d’année 2023 s’inscrit dans la même tendance. La situation politique intérieure et les manifestations sans précédent organisées chaque semaine à travers le pays contre la réforme du système judiciaire ne présagent pas non plus d’un retournement économique à court terme. Depuis 2016, le nombre de start-up créées chaque année est aussi en baisse, autour de 200 en 2022, contre 1 400 en 2014. « Considérant que la crise économique finira bien par passer, le principal défi de la tech israélienne est de se différencier sur la scène internationale. Le pays fait face à beaucoup plus de concurrence, d’où la nécessité de se focaliser sur la deep technology [des technologies de rupture] », estime Inbal Arieli, dont les bureaux à Tel Aviv se situent à deux pas du boulevard Rothschild, où continuent de manifester chaque samedi des dizaines de milliers de personnes contre la réforme de la justice. Parmi ces nouveaux hubs de la tech mondiale, elle cite le Royaume-Uni, la Corée du Sud, l’Inde, et évidemment la Chine.
Pour garder son rang, Israël avance son savoir-faire dans le domaine de la cybersécurité, de la mobilité mais aussi dans la medtech, la technologie appliquée à la médecine. Parmi les innovations marquantes créées par des entreprises israéliennes, le stent Medinol en 1992 ou encore la PillCam en 2001, une gélule à avaler qui embarque une petite caméra destinée à remplacer les fibroscopies. À Haifa, sur le vaste campus arboré de l’université Technion, l’une des plus réputées au monde dans le domaine des sciences et de l’ingénierie, de nombreux chercheurs travaillent sur les innovations médicales de demain. C’est le cas de Shulamit Levenberg, une ingénieure en biomédecine, qui est à la tête d’un laboratoire spécialisé dans l’impression de cellules et de tissus. À partir des recherches menées par les 25 personnes qui travaillent avec elle, trois start-up ont déjà été créées, notamment Aleph Farms, spécialisée dans la culture de cellules animales comme alternative à la viande [lire ci-contre].
Esprit militaire
« Nous avons développé beaucoup de choses ici et mon travail consiste notamment à faire sortir l’innovation du laboratoire », explique la professeure d’université. Quelques couloirs plus loin, Joachim Behard travaille, lui, sur l’utilisation de l’intelligence artificielle à des fins médicales, notamment dans le domaine cardiaque. Une première start-up devrait prochainement être créée par son équipe, cette fois-ci sur l’utilisation de l’IA durant les phases de sommeil pour détecter des maladies, Sleep AI. « La force d’Israël dans le domaine de l’innovation s’explique notamment par la culture entrepreneuriale qui est dans notre ADN depuis la création du pays en 1948. À cela s’ajoute la mentalité qu’apporte le service militaire [autour de deux ans et demi pour les hommes comme pour les femmes], contextualise Yariv Becher, vice-président Innovation Diplomacy à Start-up Nation Central. Les Israéliens sont habitués à chercher des solutions à leurs problèmes. Et comme nous sommes un tout petit pays, les entreprises de la tech ici pensent dès le début de façon mondiale et non locale. »
« C’est une force de penser les choses d’abord de façon mondiale. Beaucoup d’entrepreneurs israéliens cherchent par les solutions qu’ils créent à résoudre des problèmes qui ne sont pas toujours pertinents pour les habitants du pays », renchérit Inbal Arieli. Cette stratégie permet à Israël d’être très bien représenté parmi les entreprises étrangères cotées au Nasdaq, l’indice boursier des entreprises de hautes technologies à New York. Avec près de 90 entreprises cotées, c’est le quatrième pays étranger derrière le Canada, la Chine et l’Inde. « En Israël, les entrepreneurs pensent Nasdaq dès le début, ce qui change tout. Tout se fait en anglais, la comptabilité respecte des standards élevés, ce qui leur fait gagner beaucoup de temps lorsqu’ils cherchent à lever des fonds », raconte Inbal Arieli.
Parmi les belles histoires de la tech israélienne, l’application Waze, créée par trois Israéliens en 2008 et revendue à Google en 2013 pour presque un milliard de dollars. Ou encore Mobileye, spécialisée dans les logiciels de conduite autonome, rachetée par Intel en 2017 pour plus de 15 milliards de dollars, un record à l’époque. « Le rêve des créateurs de start-up israéliens, c’est de se vendre très cher aux géants américains quelques années plus tard. De ce fait, nous manquons de grandes entreprises tech israéliennes », regrette Joachim Behar, à l’université Technion. En 2022, Start-up Nation Central recensait 92 licornes, ces start-up valorisées plus d’un milliard de dollars. Parmi elles, StarkWare, spécialisée dans la cryptographie, Wiz, dans la cybersécurité, ou encore Moon Active, dans les jeux mobiles. Mais resteront-elles indépendantes longtemps ?
Les ultra-orthodoxes « déconnectés »
Autre défi de taille, le manque de main-d’œuvre. « Moins de 10% des salariés sont employés dans la tech alors qu’elle représente plus de 50% de nos exportations. Nous devons amener davantage de personnes vers l’écosystème, à commencer par les quatre groupes qui y sont sous-représentés : les femmes, les plus de 45 ans, les ultra-orthodoxes et les arabes israéliens. Pendant des années, ces deux derniers groupes n’ont pas fait le service militaire, alors que c’est pendant cette période que les Israéliens se font le réseau qui leur sera utile durant leur vie d’entrepreneurs », insiste Inbal Arieli. « Certaines populations comme les ultra-orthodoxes sont complètement déconnectées de l’économie de la tech », renchérit Yariv Becher, de Start-up Nation Station, qui tire son nom du livre best-seller Israël, la nation start-up – Les ressorts du miracle économique israélien, publié en 2009. « La plus grande campagne de publicité gratuite que le pays a connue », s’amuse-t-il.
Ces dernières années, les initiatives à destination des ultra-orthodoxes se développent. L’association Kama-Tech œuvre par exemple à l’intégration dans la high-tech de cette population, qui représente tout de même près de 13% de la société israélienne. « Lors des conférences tech, vous voyez maintenant des ultra-orthodoxes, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans », abonde Inbal Arieli. Mais pour Yariv Becher, le sujet est plus large : « Il y a une déconnexion entre le secteur de la tech, qui réussit très bien, et la faible productivité du reste de l’économie. Ça fait partie des défis que le pays devra relever. » C’est le sens du plan Innovation for Israel que le gouvernement prévoit de déployer en 2024. « Il est temps d’appliquer en Israël toutes les technologies que nous avons développées pour les autres pays », veut croire Yariv Becher.
15,9 milliards de dollars Investissements dans les entreprises technologiques en 2022 (27,6 milliards en 2021).
4e Classement mondial pour le nombre d'entreprises cotées au Nasdaq (près de 90).
92 Nombre de licornes en 2022 (source : Start-up Nation Central).
54% Part du secteur de l'innovation dans les exportations (16% du PIB).