Dans un contexte d’urgence climatique, les professionnels de tous les secteurs ont intérêt à s’intéresser de plus près à leur empreinte digitale et à mettre en pratique la « sobriété numérique ». Par Emma Stokking, porte-parole du Plan de transformation de l’économie française de The Shift Project.
En quelques décennies, les outils numériques ont envahi nos quotidiens. Incontournable, le numérique suscite autant d’enthousiasme qu’il génère d’argent, puisqu’il représente actuellement 15,5% du PIB mondial. Mais derrière le cloud et la dématérialisation promise, quel est l’impact réel du digital sur l’environnement ? Si l’on se penche sur sa matérialité, le numérique représente 3 à 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et sa consommation énergétique devrait continuer à croître à un rythme de 6% par an. Il nécessite des infrastructures massives, qu’il s’agisse des équipements, des serveurs, des satellites ou des millions de kilomètres de câbles reliant les continents. Selon les experts du Shift Project, groupe de réflexion spécialisé dans la décarbonation de l’économie, l’usage du numérique est responsable de 60% de sa consommation énergétique, tandis que la production des équipements en représente 40%. L’empreinte « matière » du secteur est, elle aussi, colossale : un smartphone qui pèse 100 à 300 grammes a en réalité un « sac à dos écologique » de plus de 70 kilogrammes en matériaux (extraits et résidus, énergie et eau utilisées...), d’après le journaliste et chercheur Guillaume Pitron.
Alors que l’Union européenne s'est engagée à adopter la neutralité carbone d'ici à 2050, le numérique va lui aussi devoir faire sa part. Mais dans quelles proportions et à quelles conditions ? Doit-il bénéficier d’une exception car il permet justement de décarboner certains usages ? Le numérique a en effet le mérite de réduire les émissions d’activités variées, en évitant par exemple les déplacements en voiture ou en avion grâce au télétravail, à la visioconférence ou à la télémédecine, ou en optimisant parfois la consommation énergétique à domicile ou dans les usines.
Effets rebond
Cependant, face à la croissance fulgurante du secteur, de plus en plus de voix appellent à un « numérique responsable » et à la mise en place d’une véritable « sobriété numérique ». En effet, les impacts environnementaux directs et indirects (« effets rebond ») liés aux usages du numérique sont incompatibles avec les objectifs climatiques mondiaux. « Quand on met un nouveau service, un nouveau contenu ou une nouvelle technologie sur le marché, il y a deux questions à se poser pour vérifier que ce soit compatible avec un numérique sobre, indique ainsi Maxime Efoui-Hess, coordinateur de projets de recherche autour des technologies numériques au sein du Shift Project. Premièrement, la technologie a-t-elle besoin de nouveaux équipements et terminaux ? Deuxièmement, ce service, ce contenu ou cette technologie ont-ils besoin de capacité de réseau plus grande ou de flux de données supérieures ? Si la réponse à une de ces deux questions est positive, on ne s’inscrit a priori pas dans une dynamique de sobriété numérique. »
De nombreux projets ne s’inscrivent pas dans une telle dynamique. C’est bien sûr le cas de Starlink, l’ambitieux programme d’Elon Musk qui, avec sa société SpaceX, compte envoyer une flotte de 4 425 satellites autour de la Terre pour fournir un accès à internet partout dans le monde. Mais c’est aussi le cas des équipements DOOH (digital out of home), comme les écrans publicitaires qui fleurissent dans les rues, et de tous les nouveaux contenus de réalité virtuelle nécessitant un surplus de flux de données. « Il faut renoncer au triptyque d’internet qui consiste aujourd’hui à promettre everything everywhere everytime », prévient Maxime Efoui-Hess.
La vidéo en ligne est un support d’informations dense qui doit lui aussi se soumettre aux principes de la sobriété numérique : 10 heures de film haute définition représentent davantage de données que l’intégralité des articles en anglais de Wikipédia en format texte. Une étude a montré qu’en 2018, le visionnage de vidéos en ligne avait généré près de 1% des émissions mondiales, tandis que les émissions de gaz à effet de serre des services de vidéo à la demande (de type Netflix ou Amazon Prime) étaient équivalentes à celles d’un pays comme le Chili.
Renoncer n'est pas régresser
Les usages ne sont pas le simple résultat des comportements individuels, mais bien le produit d’un système. Les designs addictifs (autoplay, vidéos incrustées, etc.) et les plateformes qui visent à maximiser la quantité de contenu consommée sont incompatibles avec la sobriété numérique. Infléchir les usages numériques nécessite de réglementer les mécanismes qui les génèrent : ni l’auto-régulation des plateformes de diffusion, ni le volontarisme des usagers ne peuvent suffire. À titre individuel, être « numériquement sobre » dans sa consommation de vidéo en ligne consiste à utiliser la plus faible résolution pour profiter du contenu que l’on choisit de regarder. À l’échelle collective, une collaboration de tous les acteurs concernés (régulateurs, fournisseurs de services...) est requise.
Le but de la sobriété numérique est de rendre le système numérique résilient, c’est-à-dire apte à fonctionner correctement en cas de crise et compte tenu des ressources limitées de notre planète. Ces renoncements seront-ils pour autant synonymes de régression ? Pas forcément. Renoncer à des usages peut parfois améliorer un service existant. Pour reprendre l’exemple de la vidéo en ligne, souvent présentée comme un support indispensable à l’expérience utilisateur, elle peut aussi être contre-productive. Certains médias écrits ont ainsi indiqué que leurs utilisateurs demandaient à ce que soient arrêtées les vidéos qui se lancent automatiquement au moment de la lecture d’un article, et qui rendent par ailleurs la page plus lente à charger. La sobriété numérique passera donc par la mise en œuvre de grands principes, mais aussi par l’adoption de pratiques indolores de « sobriété facile ».