Les élections américaines sont traditionnellement un laboratoire des pratiques numériques émergentes. Tous les mois, jusqu’à l’élection de novembre, plongée dans la campagne digitale avec Ronan Le Goff, co-directeur de La Netscouade.
Pour l’instant, l’IA, «c’est le chien qui n’aboie pas». Le constat est signé d’un éminent stratégiste démocrate, Dmitri Mehlhorn. «Nous n'avons pas trouvé de solution géniale utilisant l'IA générative dans laquelle investir pour gagner les élections cette année.» Le sujet de l’intelligence artificielle affole les états-majors de Joe Biden et de Donald Trump, qui cherchent tous à trouver la martingale pour remporter les premières élections boostées à l’IA. Mais à date, la technologie ne s’est pas encore montrée déterminante.
Le sujet est abordé différemment des deux côtés du spectre. Chez les démocrates, on avance à pas de loup, craignant de flirter avec des outils potentiellement dangereux. «Candidats et stratèges essaient encore de comprendre comment utiliser l'IA dans leur travail. Les gens savent qu'ils peuvent gagner du temps - la ressource la plus précieuse d'une campagne. Mais ils sont conscients du risque de désinformation», estime Betsy Hoover, qui gérait la communication numérique d’Obama en 2012. Jessica Alter, présidente de l’ONG démocrate Tech for Campaigns, s’inquiète de la fébrilité de son camp sur le sujet : «Je comprends les inconvénients de l'IA et nous devrions y remédier. Mais ce qui me préoccupe le plus en ce moment, c'est que la peur domine la conversation (sur le sujet).»
Chez les démocrates, la peur d’être dépassés
Les sentiments sont partagés car existe une autre peur chez les démocrates, celle de se faire coiffer au poteau par le camp d’en face qui recourrait à des méthodes peu orthodoxes. La campagne de Trump en 2016 est dans toutes les mémoires : les républicains avaient flirté avec la ligne jaune en misant sur les publicités ciblées sur les réseaux, générant le fameux scandale Cambridge Analytica. Les démocrates ne s’étaient pas salis les mains avec ces nouveaux outils mais ils avaient perdu. Dès lors, comment aborder l’IA ? En le laissant au camp d’en face ou en tentant de se l’approprier éthiquement ?
L’intelligence artificielle sert déjà à remplir de nombreuses tâches dans la campagne Biden : écriture de mail de collectes de fonds (qui se sont parfois révélés plus efficaces que ceux générés par des humains), génération de contenu destiné à être partagé sur le terrain par des militants, modélisation et construction d’audience. D’après le New York Times, la campagne Biden teste l’IA pour analyser et classer les montagnes de données qui remontent du terrain. Cela peut permettre par exemple de traiter les notes prises par les militants à la suite de leurs conversations avec des électeurs, en porte-à-porte ou au téléphone.
Les démocrates se sont fixé des règles strictes en matière d’IA générative : elle ne doit pas être utilisée pour tromper les électeurs, que ce soit en diffusant de la désinformation ou en créant des deepfakes. Afin d’éviter les dérapages individuels, l’IA générative ne peut être utilisée sur les réseaux sociaux sans l’accord préalable des supérieurs. Pour parer à toute éventualité, la campagne Biden a mis en place une cellule anti-deepfakes… qui n’a pour l’instant pas été d’une grande utilité.
Le parti républicain s’essaie à l’IA générative
Côté Donald Trump, officiellement, on ne touche pas à l’IA générative. L’ex-président avait qualifié en février dernier la technologie d’«effrayante» et «dangereuse». Mais la réalité est plus nuancée. La campagne s'accommode très bien de l’utilisation de l’IA par les supporters de Trump sur les réseaux. Des images de l’ex-président tout sourire au milieu de fans Afro-Américains avaient défrayé la chronique il y a quelques semaines. Créées par des militants pro-Trump, ces deepfakes avaient pour but explicite de prouver que le candidat républicain est populaire au sein de cet électorat stratégique.
Le parti républicain (et non la campagne Trump) s’est déjà risqué à toucher à l’IA générative. Quelques heures après l’annonce de la candidature de Joe Biden l’année dernière, le parti avait dégainé une publicité sur les réseaux, montrant un monde dystopique sous un deuxième mandat Biden. Invasion de Taïwan par la Chine, crise migratoire, crise économique : les images de ce scénario cauchemar avaient été générées par IA.
Le retour d’un vétéran de la campagne de 2016
Donald Trump est-il si éloigné de l’IA ? Une petite ligne discrète tout en bas du site de Trump 2024 interroge les observateurs : «Powered by Nucleus.» Nucleus ? Une agence digitale inconnue au bataillon. Son patron l’est nettement moins. Brad Parscale est un nom très connu de la politique américaine. C’est une des têtes pensantes derrière l’élection de Donald Trump en 2016. Responsable de la com’ numérique, il est à l’origine du partenariat avec la sulfureuse firme britannique Cambridge Analytics. «On peut dire que j’ai utilisé Facebook pour faire élire Trump en 2016», se vantera-t-il plus tard.
Après une longue disgrâce, Brad Parscale est revenu récemment dans la partie en lançant avec tambours et trompettes son agence Nucleus. Son nouveau joujou (et il y a lieu de s’inquiéter au vu de son passif) : l’IA. Parscale assure que sa plateforme peut analyser un océan de données afin d’évaluer le sentiment des électeurs et cibler ceux qu’il faut convaincre mais aussi amplifier les messages sur les réseaux sociaux des influenceurs «anti-woke». Le patron de Nucleus a les moyens de ses ambitions, il est soutenu financièrement par un milliardaire texan pour faire ses expérimentations sur l’IA. Sa contribution à la campagne Trump n’est encore pas très claire, mais ses outils pourraient notamment s’avérer précieux pour «micro-targeter» des électeurs afin de lever des fonds, dans un contexte où la campagne de l’ex-président affiche un grand déficit financier face aux démocrates.
Davantage que les élections américaines, le vrai laboratoire de l’IA en politique semble plutôt être l’Inde. Les deepfakes y sont massivement utilisés, que ce soit pour traduire des vidéos dans une autre langue, créer des messages vidéo personnalisés ou même ressusciter des morts. Les électeurs indiens ont reçu plus de 50 millions d'appels générés par l'IA, avec parfois des voix aussi familières que celles du Premier ministre Narendra Modi.
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