C’est un parcours qui se fait rare : Stephan Vogel, chief creative officer d’Ogilvy EMEA, a mené toute sa carrière dans un seul et même réseau, Ogilvy. De passage à Paris pour rencontrer les créatifs français, ce docteur en psychologie féru d’art et de musique aborde les thèmes brûlants de l’IA, du retour de l’humour dans la pub… et de l’influence de ses études dans la pratique de son métier.
Vous êtes un pur produit Ogilvy, puisque vous y avez démarré votre carrière…
J’ai commencé chez Ogilvy en 1997, à Francfort, en tant que « simple » concepteur-rédacteur. Aujourd’hui, cela fait presque 27 ans que je suis dans la même agence. Plus tôt dans la journée, j’ai rencontré des jeunes créatifs chez Ogilvy Paris, tous m’ont demandé pourquoi je suis resté si longtemps dans le groupe. Pour deux raisons : mon travail n’est et ne sera jamais le même. Tout peut changer en l’espace de deux ans ; de nouveaux clients, de nouvelles responsabilités… Grâce à ce métier, j’ai également rencontré un grand nombre d’excellents créatifs avec lesquels j’ai construit des amitiés.
Dix-neuf ans à la tête de la création allemande et sept ans à celle du réseau EMEA donc ?
Nous avons vraiment créé quelque chose de puissant car pour la première fois en 2012, Ogilvy a été élu réseau mondial au Cannes Lions et ce, cinq années d’affilée. En tant que chief creative officer EMEA (Europe Moyen-Orient Afrique), je suis responsable de 50 bureaux dans 35 pays et nous pouvons probablement nous considérer comme la région la plus performante du réseau le plus créatif du monde. Trois fois de suite nous avons été numéro un (en 2021, 2022 et 2023) aux Cannes Lions. De plus, en 2023, nous étions également élus le réseau le plus efficace du monde. De manière générale, nous pouvons dire qu’au cours des dix dernières années, sauf une, nous avons toujours été numéro un ou numéro deux. Nous avons contribué au plus grand nombre de points, avec 1 Grand Prix, 5 Or, 12 Argent et 15 Bronze. L’année précédente, c’était encore plus : 50 Lions et six Grands Prix je crois. C’était l’année du « Moldy Whopper » by Ingo Hamburg, David Miami et Publicis Bucarest pour Burger King. Depuis deux ans, notre bureau britannique est de loin devenu le plus fort, aux côtés de David Madrid suivi d’Ogilvy Berlin.
L’Afrique du Sud est reconnue mondialement pour sa créativité, quels sont les autres pays,dynamiques du continent ?
L’Afrique du Sud a toujours été un gros vivier de talents, dans le monde, de créatifs sud-africains réussissent en Amérique du Nord et en Europe à Londres. Nous venons d’embaucher un Sud-Africain de notre propre réseau pour diriger le bureau de Prague. En dehors de l’Afrique du Sud, Nairobi est aussi une plaque tournante et pilote l’Afrique de l’Est et l’Afrique centrale. Il y a deux ans, Nairobi a remporté son premier Yellow Pencil au D&AD de l’histoire et un Or à Cannes pour « Lesso lessons ».
Pensez-vous que l’année prochaine sera celle de la percée de l’intelligence artificielle ?
Toutes les agences l’utilisent et nous l’utilisons encore plus intensément. Nous disposons d’une expertise très pointue en matière d’IA grâce notamment à David Raichman, executive creative director, Ogilvy Paris & Global AI Creative Lead. David est une sorte de pionnier, il passe ses nuits et ses week-ends à bosser dessus tel un maniaque et nous en tirons parti. Nous proposons avec lui un format de Master Class sur l’IA, pour que tous les créatifs de la planète puissent s’y retrouver. Quand l’agence a sorti « La Laitière » de Nestlé il y a un an et demi, je pense que c’était la première création entièrement générée par l’IA. L’IA sera utilisée non seulement par la publicité mais aussi par toute l’industrie du divertissement et nous avons donc choisi de l’embrasser. Quiconque veut s’opposer à une technologie sera du côté des perdants. Il y a un mélange de peur, de scepticisme et de pessimisme qui ne mène à rien, qui vous met hors-jeu. Elle fera partie de notre production et, de plus en plus, de notre processus d’idéation et de vente. Bien évidemment, nous restons vigilants, nous expérimentons et nous jouons avec, mais nous appréhendons aussi les dangers. Cela va de pair.
L’an passé, à Cannes, il semble que les jurés aient été réticents à primer les campagnes générées par l’IA…
Lorsqu’on regarde les campagnes générées par IA, en termes de « craft », elles se ressemblent toutes un peu, avec cet aspect ultra-parfait et c’est un problème. Du fait de cette « perfection of sameness » [perfection de l’identique], surtout dans les catégories Film Craft ou Digital Craft, les images générées par l’IA font figure de « cheap trick » [astuce bon marché]. On n’a pas encore trouvé de « master » en la matière, de façon d’utiliser l’IA de manière convaincante visuellement. Mais David Raichman a récemment réalisé des clips vidéo musicaux dans lesquels il est parvenu à créer des styles inédits, de subtiles imperfections, en somme, de l’inattendu.
Dans les jurys, doit-on comparer les campagnes IA et celles qui ont été produites de manière traditionnelle ?
Ça fait longtemps qu’on mélange les genres dans les catégories. On y a toujours trouvé des films épiques comme ceux de Nike, avec de vrais acteurs et de vraies caméras, aux côtés de films comme celui pour Honda Accord, par exemple, qui est un film d’animation. Il n’a jamais été question de les comparer strictement les uns aux autres mais de se dire « okay, considérant les techniques utilisées, le concept et l’exécution, les deux méritent chacun de recevoir un Gold… ». Peut-être dans le futur y aura-t-il des travaux générés par IA qui seront « mind blowing » [époustouflants], si nouveaux et d’une telle sophistication dans l’exécution que les gens se diront « wow, ces images sont parfaites, avec une traduction visuelle unique du concept, et c’était le meilleur choix ».
Cela fait des années que la communication « purpose » et « sustainable » domine les prix créatifs… Mais des études montrent qu’elles posent des problèmes d’attribution aux marques…
Je ne dirais pas que la communication responsable est le thème numéro un en publicité, mais d’un point de vue créatif, les briefs sur ces sujets sont les plus compliqués. C’est d’ailleurs pour cette raison que je les aime particulièrement. Elles posent beaucoup de questions : pourquoi dépense-t-on de l’argent pour soulever des problèmes, pour, peut-être se faire prendre à partie par des activistes, comment bien raconter ces histoires avant de se faire crucifier, etc. ? Je peux vous dire que ce n’est pas facile. Je pense néanmoins qu’il existe une « megatrend » pour les marques sur le « purpose », qui tend à s’accroître à mesure que les institutions sont de plus en plus défaillantes, religions, gouvernements, etc. Je pense que nous avons initié cela avec Dove. Il faut toujours se fonder sur un « big ideal ».
Un « big ideal » [grand idéal] ou une « big idea » [grande idée] ?
Les deux ! Le modèle du « big ideal » est très simple (il prend une serviette en papier sur laquelle il dessine deux cercles qui se coupent). Le premier ensemble contient la « brand best self » [la marque dans ce qu’elle a de meilleur]. Le deuxième ensemble, lui, contient la « cultural tension » [tension culturelle]. À la jonction de ces deux ensembles se trouve le « big ideal ».
Dans le cas de Dove, par exemple, la marque s’est toujours caractérisée par la recherche de la beauté naturelle, avec des soins simples et accessibles. En opposition, L’Oréal a un côté hollywoodien, « bigger than life ». Dans ce contexte, Dove, dans les années 2000, avait un côté un peu vieux jeu, alors, nous nous sommes demandé comment redonner à la marque une nouvelle pertinence. Là, nous avons trouvé une « tension culturelle » : sur cette planète, 3,5 milliards de femmes ne sont pas satisfaites de leur corps, de leur peau, surtout quand des supermodèles comme Claudia Schiffer ou Naomi Campbell avaient tenu le haut du pavé, définissant les modèles de beauté depuis des années dans les industries de la mode et de la beauté…
Nous nous sommes dit que notre monde serait meilleur si ce n’était plus l’industrie de la mode qui décidait quels étaient les standards de beauté, mais les femmes elles-mêmes : un idéal de beauté autodéterminé. Depuis, la marque a connu une incroyable success story, et est l’une des marques les mieux définies. À l’heure où beaucoup de filles de 14 ans réclament de la chirurgie esthétique pour Noël, Dove continue à être l’une des plus copiées. Pour autant, les campagnes purpose sont, certes, critiquées. L’industrie a eu tendance à partir dans une direction que certains, dans les jurys, qualifient cyniquement de « sadvertising » [publicité triste], tous ces films lénifiants avec de grandes envolées de piano…
Cette année, les Cannes Lions ont créé une nouvelle catégorie « humour ». Est-ce bien nécessaire ? Qu’est-ce que cela dit sur l’état de l’industrie ?
Je crois que le chemin que nous avons ouvert avec Dove a mené beaucoup de marketeurs à être uniquement dans l’émotion, la responsabilité, ce qui a conduit à une perte de légèreté et d’humour… Souvenez-vous par exemple de « You’re not you when you’re hungry », pour Snickers, voilà un travail fantastique, simple, et si drôle !
Nous avons réalisé une campagne humoristique B to B, un secteur que j’affectionne puisque j’y ai démarré, pour German Railway pendant la crise du coronavirus, fondée sur de simples conversations Zoom… Nous avons déjà gagné énormément de prix avec cette campagne, tout le monde l’a adorée parce qu’elle est super « low budget » et, dans le même temps, très proche de la vie des gens.
Je sens que Cannes veut poser un acte fort en récompensant ces choses qui soulagent un peu du poids des responsabilités corporate, qui apportent un peu de réconfort et fédèrent les publics grâce au rire.
Stephan, vous êtes titulaire d’un PhD (thèse) en Psychologie et théorie scientifique. Un parcours assez atypique dans la publicité…
Je voulais travailler dans la publicité depuis mes 19 ans, et j’ai choisi l’université de Mannheim parce qu’elle proposait des cours de psychologie de la publicité. Je pensais que ce serait une bonne préparation pour travailler dans la publicité, mais je me suis rendu compte que cela formait surtout à entrer dans des sociétés d’études marketing… J’ai arrêté au bout d’une heure. Puis je me suis lancé dans des études portant sur le langage émotionnel qui m’ont passionné… à tel point que j’en ai fait une thèse ! J’ai passé deux ans en agence B to B, j’ai terminé ma thèse, puis je suis rentré chez Ogilvy à 34 ans. Je n’étais pas tenté par une carrière académique.
Je viens d’un petit village allemand très ennuyeux où j’ai passé beaucoup de longs, longs après-midis à exercer ma créativité. J’adore dessiner (il montre des dessins sur son téléphone, inspirés de peintres et d’œuvres d’art…), composer de la musique… Un exemple : quand j’avais 10 ans, je voulais apprendre le piano, mais mes parents n’avaient ni l’argent, ni la place, alors j’ai appris la guitare, un peu comme tout le monde… Lorsque la crise sanitaire a démarré, j’ai loué un piano pour mon fils qui avait 10 ans à l’époque. Et toutes ces heures que je passe habituellement en voyage, dans les avions, dans les taxis, je les ai passées à apprendre le piano… Mais aussi à concevoir des campagnes pour Coca Cola et German Railway !
En quoi vos études vous inspirent-elles dans votre travail ?
Elles m’aident énormément. Vous savez, quand vous vous plongez dans la psychologie, vous comprenez réellement les gens, donc les clients et leurs attentes. Pourquoi, par exemple, ils peuvent être hésitants à acheter une idée. Je pense également bien appréhender la psychologie des consommateurs, mais aussi la psychologie de mes collègues, de mes équipes…
La psychologie aide-t-elle à mieux manipuler les esprits ?
(Rires) Tout type d’interaction est de la manipulation, pas vrai ? Plus sérieusement, si j’ai une conversation avec une personne et qu’après m’avoir parlé, elle n’a pas évolué dans ses connaissances ou ses opinions, cela veut dire que je n’ai pas bien fait mon travail. C’est naturellement aussi vrai dans l’autre sens ! Enseigner, c’est, d’une certaine façon, manipuler les esprits pour les former à la connaissance.
Est-ce qu’on vous verra cette année à Cannes ?
Oui, je serai au Martinez. Au piano !