L'initiative du groupe Publicis contre le cancer et pour le soutien des salariés atteints de cancer au travail a été couronnée d'un Grand Prix for Good et un Gold Lion au premier jour des Cannes Lions. Retour sur l'interview que nous accordait en janvier Arthur Sadoun, son président du directoire.
Comment avez-vous découvert votre cancer ?
Lors d’un déjeuner début mars 2022 à New York où je m’ennuyais, j’ai repéré un petit ganglion sous la mâchoire. Je serais sans doute passé très vite à autre chose si je n’avais pas demandé l’avis des deux Américains qui m’accompagnaient et qui m’ont fortement conseillé d’aller voir un docteur dès mon retour à Paris. Là ont commencé ces quelques semaines où vous passez d’un petit ganglion à un cancer, dont on ne peut pas encore estimer le risque vital. Ce sont les semaines d’attente qui sont particulièrement difficiles pour tous. Cela a évidemment été le cas pour moi et mon épouse, qui a dû partir en Ukraine durant cette période, sans rien pouvoir dire.
J’ai donc subi une opération qui a permis d’avoir un diagnostic précis. La bonne nouvelle, c’est qu’il s’agissait d’un cancer dû au virus de l’HPV (papillomavirus humain) dont le pronostic est excellent. La moins bonne, est que je devais subir un traitement de sécurité très costaud incluant de la chimiothérapie et de la radiothérapie. Honnêtement, ces quatre mots, « Vous avez un cancer », vous mettent dans un état de sidération immédiat. J’avais 50 ans, j’étais en pleine forme, je mangeais à peu près correctement et je faisais du sport tous les jours. Je ne m’attendais absolument pas à ça. J’ai eu ce sentiment très étrange de passer instantanément du monde des biens portants à celui des malades. J’ai immédiatement réalisé l’impact que ça aurait dans mon travail et sur le regard des autres. Je savais, pour l’avoir connu au travers de gens très proches, à quel point le cancer est un tabou, mais je n’imaginais pas à quel point.
Vous décidez très vite de rendre public votre cancer…
J’en ai parlé d’abord beaucoup avec ma femme, avec deux amis intimes et bien sûr avec Maurice Lévy. Et j’ai décidé de le rendre public. C’est une décision très difficile et je comprends pourquoi la plupart des dirigeants font un choix différent. D’un point de vue personnel, cela expose votre famille. D’un point de vue professionnel, cela montre une vulnérabilité dans une industrie ultra-compétitive, a fortiori à quelques mois du renouvellement de mon mandat à la tête de Publicis. Mais, je ne pouvais pas mentir, surtout vis-à-vis des équipes. Je savais que je n’allais pas pouvoir voyager pendant plusieurs mois et que mon apparence physique allait changer. Je ne pouvais pas non plus prendre le risque qu’une rumeur s’installe. J’allais être moins présent auprès des clients, je voulais leur dire pourquoi je ne pourrais pas assister à un certain nombre de réunions. Enfin, en tant que CEO d’une entreprise cotée, je devais également la vérité à mes actionnaires.
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Pourquoi ne pas avoir attendu la fin du traitement pour communiquer ?
D’abord et surtout par souci de transparence comme je vous l’ai dit. Ensuite, parce que quand vous êtes atteint d’un cancer, même si le pronostic est excellent ce qui était mon cas, vous ne savez pas quand le traitement va se terminer et l’impact qu’il aura sur vous. Je ne m’imaginais pas attendre et vivre avec ce secret pendant tout ce temps.
J’ai eu beaucoup de chance. Mon cancer a été détecté très tôt. J’ai été très bien opéré par le Docteur Erminy à l’Institut Curie et formidablement bien traité pour ma radiothérapie et ma chimiothérapie par le docteur Toledano à l’Institut Raphaël. J’ai également pu compter sur le soutien de ma famille, des équipes et du conseil de surveillance.
Enfin, parce que le cancer fait en réalité partie de nos vies. Une personne sur deux sera diagnostiquée de cette maladie au cours de sa vie et il faut apprendre à vivre avec et à travailler avec. Pendant toute cette période je n’ai jamais arrêté de travailler. J’ai suivi nos grands clients, les pitchs mondiaux et présenté les résultats trimestriels ainsi que l’assemblée générale. Mais j’ai drastiquement réduit mon temps de travail et j’ai pu compter non seulement sur le soutien, mais aussi sur le travail exceptionnel de nos équipes partout dans le monde et particulièrement en France sous le leadership d’Agathe. Les résultats de Publicis n’ont jamais été aussi bons que quand j’étais moins impliqué. Ça fait réfléchir !
Dans ces moments-là, évidemment la santé passe avant tout. Mais le travail a aussi été un moyen pour moi de m’occuper l’esprit, de me sortir de cette terrible routine médicale et même de garder contact avec une forme d’adrénaline qui était très salutaire.
On vous a aussi conseillé de garder secrète cette maladie ?
Oui, car c’est la convention aujourd’hui. On ne parle pas de ses faiblesses, encore moins quand elle commence par un C et qu’on est patron du CAC40. Mais comme je vous l’ai dit, ça a été une décision qui s’est imposée très vite. J’ai choisi de m’adresser à mes équipes comme je le fais souvent, par une vidéo. Je voulais qu’ils puissent me voir et être convaincus comme je l’étais que je ferai la peau à ce crabe. Nous avons écrit le texte à quatre mains avec ma partenaire stratégique à New York Carla Serrano et je l’ai fait relire par Maurice Lévy. Cet exercice de transparence n’a pas été facile, mais il m’a ouvert les yeux sur les tabous du cancer dans le milieu professionnel.
C’est-à-dire ?
Ça m’a fait voir une réalité que je ne soupçonnais pas et à laquelle je veux m’attaquer aujourd’hui. Quelques minutes après avoir envoyé le film à nos 96 000 collaborateurs, j’ai commencé à recevoir des centaines d’emails qui sont très vite devenus des milliers quand l’audience a dépassé notre simple groupe. D’abord, des messages de sympathie qui, lorsqu’on est malade touchent toujours. Puis, des personnes, en interne ou en externe, qui me disaient toutes la même chose : « Merci d’avoir été transparent parce que quand ça m’est arrivé, ou à ma mère, mon frère, mon mari, ma fille, après avoir eu peur pour ma vie, j’ai eu peur pour mon travail. Peur de le perdre, peur de ne plus avoir de promotion, peur que ça mette fin à ma carrière ou tout simplement peur de décevoir mon patron ou mes équipes. » Beaucoup d’entre eux cachaient leur cancer au travail. Ils posaient des vacances pour se faire opérer. Ils réalisaient leur radiothérapie le matin avant d’aller au bureau en disant qu’ils étaient un peu patraques. Pire encore, ils cachaient le cancer de leur enfant pour ne pas donner de signer de faiblesse. J’ai évidemment été bouleversé par ces témoignages et je me suis promis que le jour où je serai remis, on lancerait une grande initiative pour lutter contre ce sentiment d’insécurité qui rajoute encore de l’angoisse face à l’épreuve de la maladie.
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Vous avez décidé d’agir au niveau du groupe d’abord ?
Je recommande toujours à mes clients de mettre l’action devant les mots. Il se trouve que pour faire tomber les tabous du cancer sur le lieu de travail, c’’est bien souvent les mots qui manquent. Publicis, depuis sa création par Marcel Bleustein-Blanchet et durant toutes les années où elle a été dirigée par Maurice Lévy, a toujours mis l’humain au centre. C’est évidemment ce que nous continuons à faire avec Agathe. Je pense que, comme dans la plupart des entreprises, nous prenons bien soin de nos collaborateurs atteints par des maladies chroniques. Je l’ai vécu à tous les étages de l’entreprise depuis que je suis arrivé chez Publicis Conseil en 2006. Mais malgré tout cela, j’ai compris que, sur ce sujet, ça ne suffisait pas, qu’il fallait le dire plus haut et plus fort. Nous avons donc voulu formaliser cette approche en nous engageant à garantir l’emploi et le salaire de chaque collaborateur du groupe atteint d’un cancer ou d’une maladie chronique pendant un an et cela partout dans le monde. En France, la prise en charge des malades nous parait évidente. Mais aux Etats-Unis, où nous réalisons 65% de notre chiffre d’affaires et en Inde où nous avons 20 000 collaborateurs, la sécurité sociale dépend de votre employeur. C’est donc une mesure à fort impact. Nous allons également mettre en place des séances de coaching individualisés pour que les patients mais aussi les aidants soient accompagnés psychologiquement et professionnellement pendant et après la maladie.
Vous avez décidé de transformer ce combat personnel en une grande cause pour les entreprises, que vous avez présenté le 17 janvier à Davos devant 200 dirigeants mondiaux…
Ce n’est pas un combat personnel, c’est un combat collectif. Nous avons décidé de lancer « Working With Cancer », un programme qui a pour ambition de faire tomber le tabou du cancer sur le lieu de travail. Nous réalisons cette opération avec le soutien du Memorial Sloane Kettering Cancer Center aux Etats-Unis, de McMillan Cancer Support au Royaume-Uni ainsi que l’institut Gustave Roussy et l’association cancer@work en France. Aujourd’hui, une personne sur deux craint de dire à son employeur qu'elle est atteinte d'un cancer même si la plupart des entreprises ont déjà mis en place des politiques pour les aider. Et le paradoxe, est que dans 92% des cas, le soutien qu’ils peuvent recevoir au travail a un impact positif sur leur santé.
« Working With Cancer » c’est d’abord une coalition d’entreprises qui s’engagent à créer une culture plus ouverte, plus solidaire et au service du rétablissement de ses collaborateurs. Les plus grandes entreprises françaises comme, Renault, Orange, LVMH, BNP Paribas, AXA, La Poste ou encore L’Oréal et Carrefour, mais aussi les plus grands employeurs mondiaux comme Walmart ou McDonald’s, sans oublier les géants de la tech comme Google, Microsoft ou Meta nous ont déjà rejoints, et même certains de nos concurrents, comme Omnicom qui a immédiatement dit oui.
C’est aussi une campagne de communication de très grande ampleur, avec un film de Marco Venturelli qui dirige la création en France. Nos partenaires médias se sont très généreusement associés à cette initiative en nous offrant 100 millions de dollars de médias gratuits et Meta s’est engagé à toucher 1 milliard de personnes à travers le monde.
Avec tout cela, vous pensez en finir avec un tabou qui reste très ancré chez les patrons…
Je pense que la nouvelle génération de patrons comprend et veut agir. D’ailleurs, j’ai eu leur soutien immédiat.