Tribune
En demandant aux agences des projets très aboutis, sans indemniser les perdants, les annonceurs sont de plus en plus nombreux à pratiquer ce que l'on pourrait appeler des appels d’offres payants. Une pratique où agences comme annonceurs sortent perdants.

En période de crise, chacun s’inquiète pour l’avenir de son entreprise et les budgets se tendent. Ces préoccupations sont naturelles, mais elles ne doivent pas devenir un prétexte pour pressurer à l’excès ses fournisseurs, ce qui est contre-productif à court terme et dangereux à long terme. Dans le secteur de la communication, c’est pourtant ce que l’on observe ces derniers mois avec l’inquiétante recrudescence de pratiques d’achat pour le moins discutables. Pour la survie de l’écosystème, il est grand temps d’y mettre le holà.

«Personne ne s’imaginerait un seul instant entrer dans une boulangerie, commander trois croissants et n’en payer qu’un seul : le meilleur.» C'est ainsi que Jules Lacombe, directeur du développement de l’agence Black Lemon, décrivait récemment la pratique qui consiste à demander aux agences de communication des projets très aboutis lors des procédures d’appel d’offres, sans indemniser ensuite les perdants. On peut littéralement parler d’appels d’offres payants puisqu’il faut engager pour concourir des dépenses souvent très supérieures aux ratios usuels d’avant-vente sans perspective de jamais les recouper par un quelconque retour sur investissement.

Depuis plusieurs mois, les agences subissent la multiplication de ces appels d’offres payants et de toutes sortes de couleuvres commerciales qu’elles doivent avaler sans broncher si elles veulent rester dans la course : remise en concurrence anticipée, critères de sélection opaques, règles du jeu et interlocuteurs qui changent en cours de consultation, rétention d’information… À cela, s’ajoute un usage immodéré et parfois glacial de la visioconférence qui déshumanise un processus de sélection où l’on devrait, au contraire, découvrir ses affinités et son désir de travailler ensemble.

Un climat délétère

Cette crispation récente est-elle exclusivement due à la crise, à l’emprise croissante d’acheteurs aux méthodes abruptes, ou bien à l’arrivée d’une nouvelle génération de décideurs en rupture avec les usages traditionnels ? Ces pratiques créent, entre les annonceurs et les agences, un climat délétère peu propice à une collaboration épanouissante et fructueuse.

À une époque où le moindre faux-pas de communication peut se payer très cher, est-ce vraiment un bon calcul de sacrifier à de maigres économies à court terme l’intimité d’une relation durable, fondée sur une connaissance et une confiance mutuelle ? Surtout, les appels d’offres payants pèsent lourdement sur l’économie déjà fragile de l’écosystème de la communication. Ce qui est englouti à perte pour y répondre n’est pas consacré à la R&D, à la veille, à la formation, à la rémunération des freelances.

Mettre les agences sous pression, c’est assécher leur potentiel de création et d’innovation, et les inciter à ne jamais faire que le minimum. Là encore, est-ce vraiment l’intérêt des annonceurs que les agences n’aient plus les moyens d’investir dans la technologie, de rester à jour des dernières tendances et de développer leurs talents créatifs ? Le résultat, c’est un cercle vicieux déflationniste qui tire toute la profession vers le bas et dont les annonceurs seront, au bout du compte, les victimes.

Pour une charte de bonnes pratiques

Cette logique perdant-perdant est d’autant plus déplorable que la situation réclamerait davantage de solidarité et qu’il devrait être évident pour tous que la bonne santé des uns dépend de la bonne santé des autres, au propre comme au figuré. Dans toute la société, la crise sanitaire a aiguisé une demande de sens et de responsabilité qui était déjà palpable. Quel sens et quelle responsabilité y a-t-il à se targuer, d’un côté, d’une politique RSE ambitieuse et à organiser, de l’autre, une telle épreuve pour sélectionner un fournisseur ?

Le sens et la responsabilité, ce sont aussi des priorités pour les agences. Donner du sens à nos collaborateurs en ne les plaçant pas dans un environnement de compétition permanente, dont l’horizon s’arrête au prochain appel d’offres. Être responsable vis-à-vis de nos clients, qui payent pour notre attention et notre travail, et qui les méritent de ce fait davantage que des prospects qui ne les respectent pas. Aujourd’hui, l’attitude la plus responsable serait malheureusement, comme certains l’ont déjà annoncé, de ne plus participer à des appels d’offres payants.

Il y aurait pourtant un moyen moins radical d’échapper à cette spirale mortifère. Il suffirait d’établir, entre agences et annonceurs, une charte de bonnes pratiques instaurant quelques principes simples : budget minimum pour que soit lancé un appel d’offres, liste obligatoire d’informations à communiquer, transparence des critères et des conditions de sélection, limitation du nombre de candidats, définition de la quantité et la nature des travaux susceptibles d’être demandés, indemnisation de ceux-ci quand ils vont au-delà de la proposition stratégique et méthodologique… En s’accordant sur de telles règles, qui, en outre, accéléreraient le processus de sélection et amélioreraient la qualité des réponses, toutes les parties prenantes feraient preuve de responsabilité et se donneraient les moyens de sortir par le haut de cette regrettable crise dans la crise.

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