Quelles sont les spécificités de l'écriture numérique?
Jeanne Bordeau. C'est d'abord une écriture qui "s'interécrit", une écriture à voix plurielles et en 3D, avec le son, le texte et l'image. Par elle, l'entreprise, la marque sont directement sollicitées par le client, le consommateur. L'écriture numérique, qui par essence doit être métaphorique, n'est sûrement pas de moindre qualité, comme on le clame si souvent. C'est une écriture ergonomique fonctionnant en escalier avec des liens. Il ne s'agit plus d'une écriture déductive, mais d'une écriture plutôt orale. Elle pousse à l'action d'autant qu'elle est continue, elle n'a pas vraiment un début et une fin. Via notamment les réseaux sociaux, c'est une forme de communication où les collaborateurs vont devenir les ambassadeurs de la marque.
Mais la marque ne risque-t-elle pas de perdre la maîtrise de ses contenus?
J.B. Elle doit plus que jamais peser le pour et le contre, penser et composer son écriture. Il faut trouver des thèmes récurrents qui seront référents. De toute façon, il est impossible de tout contrôler. La marque doit donc, avant tout, être en accord avec elle-même.
Quels sont les travers des entreprises que vous avez repérés en matière de contenus numériques?
J.B. Je suis toujours surprise par l'importance donnée à l'aspect ludique. On frôle parfois l'excès. Mais il ne faut pas oublier que nous sommes encore à l'adolescence de l'écriture numérique.
Quelles sont les marques que vous citeriez en exemples?
J.B. Parmi les plus justes dans leur expression numérique, on peut citer Bourjois, dont le ton souriant, primesautier est en totale cohérence avec son discours de marque, mais aussi MAC Cosmetics, qui recourt à des maquilleurs professionnels pour conseiller les internautes, ou encore Shiseido, dont la «boîte à secrets» est un véritable contrat de confidentialité scellé avec ses clientes. En revanche, les voyagistes sont très faibles en contenus de marque de qualité, alors qu'ils ne manquent pas de sujets à exploiter.
Quelle différence faites-vous entre storytelling et contenu de marque?
J.B. Le storytelling est ancré dans une vérité propre au patrimoine de l'entreprise et de la marque. C'est un récit qui crée une visée et un ordonnancement quand il provient des paroles, des témoignages et du vécu des collaborateurs et des clients. Il fait référence à des stéréotypes qui rassurent et peut identifier un héros. Il crée de l'émotion et entraîne durée et fidélité. Il transfigure la marque et l'entreprise mais ne les défigure pas. Il apporte un zeste de légende. Il sert davantage à communiquer (mettre en commun et transmettre) et est normalement peu relié au marketing. Le contenu de marque, lui, s'est développé dans l'immense communication narrative engendrée par le Web. Il utilise les techniques d'expression en lien avec les valeurs de la marque, il est pragmatique, concret, utile, divers et fait vendre. Il possède plusieurs champs d'expression: il peut contenir du service (Cadum, Pampers), est pédagogique quand il informe le client (Total), sait l'attirer à travers des histoires créatives (Oasis) et le distraire par des jeux.
Extraits de Storytelling et contenu de marque. La puissance du langage à l'ère numérique (éditions Ellipses).
Amy Winehouse vs Lady Gaga*
«Amy Winehouse vit son personnage jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ses chansons hurlent ses épreuves quotidiennes: drogue, alcool, anorexie (...) Ces débordements font la une de la presse people et Amy s'engouffre dans la dépression jusqu'à ce jour du 23 juillet 2011 où elle est retrouvée morte à son domicile londonien des suites d'une overdose d'alcool. Elle rejoint donc l'archétype de l'artiste maudit (...). Nous sommes donc bien là dans le domaine du storytelling, celui qui inspire et qui rassemble dans une histoire ressentie au plus profond de son âme.
À l'inverse, Lady Gaga est la reine du brand content. Entourée d'une équipe de fidèles (...), the Haus of Gaga -dont la structure est modelée sur la Factory d'Andy Warhol-, la chanteuse est au centre d'un dispositif calculé pour impressionner (...). Son but? Devenir célèbre pour être célèbre et faire de la célébrité une fin en soi (...). Elle parvient (...) habilement à rendre mainstream l'esthétique freak des marginaux, un tour de force qui est l'indice d'une communicante hors pair, qui affirme avoir “étudié la presse people comme un manuel technique”.»
Le rôle de passerelle du storytelling *
«Un laboratoire pharmaceutique [Merck Serono], de 2007 à 2010, (...) a élaboré L'Alphabet des mots du cancer en trois tomes, tout en coordonnant en parallèle une étude ethnologique sur «les malades du cancer en milieu hospitalier» [qui] a permis de collecter ces mots et ces expressions particulières (...), soigneusement et rigoureusement retranscrits par [un] atelier d'écriture (...) pour fonder un récit. Le storytelling de l'atelier d'écriture (...) a été réalisé sous forme d'une correspondance entre une jeune femme, Polaire, et son père, atteint d'un cancer du côlon. Comme L'Alphabet des mots du cancer, il s'inspire des témoignages des malades (...). Le travail de storytelling assume donc un rôle de passerelle. Tout d'abord, entre les malades et leurs familles. Ces récits ont aussi servi les professionnels de la santé, qui, par ce biais, peuvent mieux comprendre le vécu de leurs patients et des familles qui les entourent. Ici, le storytelling a la rude tâche de mettre en récit ce qui est quasi indicible.»
A chacun son langage *
«Oasis ne dit pas qu'il est drôle, il le démontre. Oasis crée un univers analogique, qui met en œuvre son propre art de vivre, fondé sur l'humour et la légèreté (...) Un contenu de marque réussi doit être dans une logique induite et implicite. [Cette communication] repose beaucoup sur l'élaboration d'un langage juste incarnant les valeurs de marque (...). Ce langage a ses codes (...): présence de nombreux jeux de mots et calembours, insertion d'éléments d'actualité connus du public (...), de références à la vie quotidienne du public (...), absence d'ironie et de jeux de mots blessants (...). Le jeu de mots est un outil linguistique induisant un rapport ludique à la langue. Il correspond bien à l'esprit d'Oasis. Mais il n'est pas certain que si Hermès et Dior se risquaient à communiquer par calembours, la clientèle apprécierait (...). Pour SNCF ou Axa, par exemple, il faut d'abord une langue de preuves.»