Prenons le journal gratuit Direct matin et allons aux pages «Télévision». Les émissions de Direct 8 et de Direct star y occupent une place importante. Dans la grille de programmes, les chaînes de Bolloré Média sont même les seules à être représentées par leur logo. A l'évidence, Direct matin oriente ses lecteurs vers les chaînes télévisées du groupe. Cela n'a rien de répréhensible et l'on peut même dire que le groupe serait idiot de s'en priver.
Imaginons maintenant le même mécanisme, non pas entre les médias, mais entre Havas Média, l'agence-conseil en achat d'espace contrôlée par Vincent Bolloré, président et premier actionnaire d'Havas, et les quotidiens ou les chaînes de l'industriel. Peut-on conseiller, orienter les investissements des annonceurs français dans les médias tout en faisant bénéficier, dans le même temps, ses propres supports de ses conseils? C'est la question qui est posée aujourd'hui par le développement médias du groupe Bolloré en parallèle de son poids croissant dans les agences médias.
Selon le dernier classement Recma, MPG-Havas Média est en 2009 la première agence médias française, avec 24,7% du marché et 2,5 milliards de dollars de volume d'affaires. C'est dire l'importance de ses conseils. Sans compter que Bolloré reste le premier actionnaire d'Aegis (26,5%) qui, avec Carat et Vizeum, capte un autre quart des investissements médias en France. Mais là, il n'est pas (encore?) chez lui.
Y a-t-il un conflit d'intérêts au sein d'Havas Média entre ses clients et l'actionnaire qui conduirait l'agence médias à surinvestir les supports du groupe Bolloré au détriment d'une vision impartiale du marché?
C'est en tout cas ce que dénonce une lettre anonyme signée d'un «collectif des professionnels d'Havas», en date du 22 avril, qui commence à s'échanger sur les réseaux sociaux. Derrière cette accusation de favoritisme, une réalité incontournable.
D'après les chiffres bruts de Yacast que Stratégies s'est procurés, en 2010, Direct 8 pesait 10% du marché publicitaire des chaînes de la TNT. En comparaison, cette part de marché s'élevait à 20,2% en ne tenant compte que des investissements réalisés par Havas Média. Pour les cinq premiers mois de 2011, ces chiffres se montent, respectivement, à 10,7% et 17,4%.
Une autre lecture, d'après des données non officielles de Kantar Media, permet de voir que 36,8% des investissements bruts sur Direct 8 provenaient en 2010 de MPG, l'agence principale d'Havas Média. MPG n'achetait sur la même période que 15,4% des investissements totaux des chaînes de la TNT, au global. Là encore, un rapport du simple au double. Une lecture contestée chez Bolloré Intermédia, la régie du groupe. «Vingt-cinq pour cent du chiffre d'affaires de Bolloré Intermédia [télévision et presse] venait d'Havas Média en 2010. Nous en sommes à 23% en 2011», affirme son président, Gaël Blanchard.
Au-delà des chiffres, l'Union des annonceurs (UDA) le souligne: «Il est évident que les liens capitalistiques qui peuvent exister entre une agence et des groupes de médias présentent un risque de perturbation de cette indispensable neutralité.» (lire plus loin) Faut-il pour autant aller jusqu'à mettre en doute la sincérité des pratiques de conseil d'Havas Media? Existe-t-il un système de réorientation de la manne des annonceurs en direction des «médias Direct»? Eléments de réponse.
Constatons d'abord que chez Havas, les liens croisés entre l'achat d'espace ou le conseil média et les régies publicitaires ne datent pas de Vincent Bolloré. IP, Avenir, la Comareg ou Canal+ ont été des supports contrôlés par Havas, dont la principale enseigne de médiaplanning est MPG. En quoi l'arrivée de l'industriel breton, en 2005, change-t-elle la donne ? «Il y a des directives internes», affirme un cadre d'Havas Média. «Ce ne sont pas des demandes précises ou écrites, plutôt des réajustements, des recommandations», confirme un acheteur TV de l'agence.
«On sent qu'ils ont une grosse pression en interne, relève le responsable de la publicité d'un des principaux clients de MPG. Je les ai vu arriver au début, notamment sur la presse gratuite, mais j'ai rapidement mis les pendules à l'heure et réclamé un achat plus objectif.» Havas Média, présidée par Dominique Delport en France, s'est refusé à tout commentaire.
Et quand le client annonceur ne suit pas les recommandations à la lettre, l'expert de l'agence médias peut craindre un coup de fil de mécontentement de Gaël Blanchard, comme cela a été rapporté à Stratégies. «C'est totalement faux, s'ingure le président de Bolloré Intermedia. Oui, il m'arrive d'appeler les agences médias, Havas Media comme les autres, quand je considère que mes produits ne sont pas bien mis en avant. C'est mon travail de protéger ma part de marché. Quant aux budgets gérés par Havas Media, ils sont davantage en adéquation avec les cibles de Direct 8. En revanche, l'agence médias d'Havas a moins de budgets destinés aux cibles jeunes et sa part dans Direct star est donc en ligne avec le marché.»
Selon Yacast, sur la période janvier-mai 2011, la part de marché d'Havas Media dans Direct star est de 4,4% et de 4,5% dans l'univers TNT.
Chez Bolloré Média, une source proche de la direction souligne que le succès de Direct 8 s'explique en raison de tarifs compétitifs: «Nous n'avons pas besoin d'effort de la part de MPG, car le taux de remplissage des écrans de la chaîne sont très élevés. Et ce sont surtout les autres agences qui sous-investissent nos médias, car elles ont le sentiment d'investir chez Havas. Il faut arrêter ce phantasme des consignes!»
Concernant la presse gratuite, 20 Minutes est le premier client d'Havas Media, mais son audience compte 950 000 lecteurs de plus que Direct matin. «En revanche, Havas Media a beaucoup investi pour soutenir les quotidiens gratuits pendant la crise, à la différence de certains pays européens», avance un concurrent de la presse payante.
Les méthodes des autres activités du groupe
La prise de contrôle d'Havas par Vincent Bolloré s'est traduite aussi par l'intervention de Michel Sibony, maître d'œuvre d'un nouveau système de négociation mis en place il y a trois ans pour rendre MPG plus compétitif. Directeur des achats du groupe Bolloré depuis une dizaine d'années, et aussi d'Havas désormais, c'est l'un des hommes de confiance du président Vincent Bolloré. Quand il a débarqué dans le monde de l'achat d'espace, il avait l'habitude de traiter dans le milieu de la logistique, du transport et de la distribution de l'énergie. Il a tenté d'y appliquer les mêmes méthodes. Celles-ci ont fait leurs preuves dans des secteurs qui représentent 95% du volume d'activités du groupe, dont le chiffre d'affaires 2010 a dépassé 7 milliards d'euros. Dans ce contexte, le pôle médias et communication ne représente pas 2%.
«C'est un homme très sympathique, mais, clairement, il ne connaissait pas les spécificités de notre métier», affirme un patron de régie. Jugé élégant dans sa manière d'agir, mais coriace en affaires, Michel Sibony, quarante-huit ans, marche à la parole donnée. Tope-là!
Mais les pages ou les spots ne s'achètent pas comme des containers. «Havas Media a voulu mettre en place un processus d'appel d'offres pour les campagnes de ses clients, révèle le responsable d'une autre régie TV. Le cadre était trop restrictif et cela ne pouvait pas fonctionner. Ils ont été obligé de beaucoup assouplir les conditions.»
Arrivé chez MPG, Michel Sibony a cherché à rationaliser les méthodes d'achats en insufflant des techniques professionnelles plus efficaces. En presse, sa volonté aurait été de diviser par trois le nombre de titres avec lesquels l'agence pouvait travailler. Concentrer le nombre de ses fournisseurs afin d'en obtenir les meilleurs tarifs, c'est la base du travail d'un directeur des achats. «Restreindre l'offre des titres, est-ce vraiment dans l'intérêt des annonceurs?», s'interroge un expert en interne. Havas Media, reconnu dans son activité de conseil, devient en tout cas sous sa houlette un redoutable acheteur d'espace.
Evidemment, cela ne va pas sans faire grincer des dents. «Ils sont arrivés il y a deux ans pour nous réclamer des choses impossibles à tenir», témoigne cette dirigeante de régie. Havas Media, qui gère l'achat d'espace des très gros clients français comme Orange, Auchan, Carrefour (via Euromedia), Darty, BNP Paribas, EDF, PSA, Axa, la SNCF ou encore Air France, met la pression sur les régies.
L'enseigne n'hésiterait pas à «couper des budgets» si les supports ne les suivent pas. «En 2009, nous avons dû subir l'annulation de plusieurs dizaines de millions d'euros de chiffre d'affaires, regrette ce patron. Mais il n'était pas question d'entrer dans leur jeu.»
Tous les médias sont concernés. En communication extérieure, JCDecaux aurait fini par dire non aux demandes de rabais d'Havas Media. Contacté par Stratégies, l'afficheur ne fait aucun commentaire sur le sujet. Mais, selon nos informations, MPG, premier client de JCDecaux il y a quatre ans, n'en serait plus que le quatrième aujourd'hui.
Une autre régie a eu à connaître les mêmes pressions en 2009. «Depuis, les relations se sont normalisées et les rapports commerciaux n'ont jamais dépassés la ligne blanche», affirme-t-on.
Un cas unique dans le monde occidental
Qu'en disent les autres agences médias? «Grâce au surinvestissement dans ses propres supports, le groupe peut proposer des taux d'honoraires anormalement bas à ses clients et aux prospects», grogne le patron d'une agence concurrente. «Des annonceurs nous ont rapporté qu'ils s'étaient vus proposer des conditions absolument incroyables», raconte la dirigeante d'une régie TV.
Bertrand Beaudichon, vice-président d'Omnicom et de l'Union des entreprises de conseil et achat médias (Udecam), estime néanmoins que le mélange des genres entre activité de régie et de conseil médias n'est pas nécessairement préjudiciable: «Ce n'est pas un problème en soi s'il n'y a pas d'abus, dit-il. Notre boulot est d'être objectif et neutre. Ce n'est pas impossible à faire, même quand on est dans un groupe où il y a aussi des médias. Cela implique des process et un partage des tâches, voire de se faire contrôler par l'extérieur. C'est à l'annonceur de dire si on lui force la main. Mais je n'ai jamais entendu de clients se plaindre. Si la part de marché de Bolloré augmente dans les médias, se posera la question des règles de contrôle soit interne soit externe que le groupe doit s'imposer à lui-même.»
Partisan de l'autorégulation, Omnicom est nettement moins exigeant quand il s'agit d'Havas que quand Publicis s'était allié à Stéphane Courbit, en 2010, pour racheter France Télévisions Publicité.
Pourtant, il y a là aussi des médias, une agence d'achat d'espace et même une activité de production, H2O Productions, présidée par Yannick Bolloré, par ailleurs directeur général de Bolloré Média et vice-président d'Havas. Un communiqué de novembre 2009 indique même qu'H2O Productions est destiné à devenir un «prestataire privilégié» de Direct 8.
Le reproche fait au duo Courbit-Publicis de pouvoir orienter la demande des annonceurs sur des émissions qu'il produit est donc tout autant valable s'agissant de Bolloré-Havas. «Sauf que France Télévisions représentait 20% de la publicité TV, ce n'est pas le cas de Bolloré Média», ajoute Bertrand Beaudichon. Une question de poids sur le marché, en somme.
«En cas d'acquisition dans les médias, confirme l'avocat Aurélien Condamines, du cabinet Aramis, les autorités de la concurrence verraient s'il n'y a pas abus de position dominante, ce qui suppose d'abord d'être en position dominante.»
En contrôlant toute la chaîne de valeur, de l'agence de création au support en passant par l'enseigne d'achat d'espace et même l'institut d'études (CSA), le groupe Bolloré est un cas unique en France, et sans doute dans le monde occidental. Les soupçons de vases communicants y sont permanents.
Il suffit qu'Euro RSCG C&O soit en charge de la communication de Dominique Strauss-Kahn pour que, au surlendemain de son arrestation, un sondage de l'institut CSA accréditant l'idée d'un complot passe pour une manoeuvre de l'agence . «C'est un peu embêtant, cette maîtrise de la chaîne d'un bout à l'autre, confie un client d'Havas Media. On ne sait pas trop ce que les agences peuvent se passer comme informations.»
Le groupe Bolloré peut aujourd'hui proposer une palette de communication 360 degrés aux annonceurs grâce au contrôle de l'un des premiers groupes de communication de France et d'Europe (BETC Euro RSCG, Leg, H…), de la première enseigne médias française (MPG), de deux chaînes de télévision nationales, dont Direct 8, qui s'oriente vers les 3% de part d'audience nationale, et du gratuit Direct Matin, distribué à 1 million d'exemplaires. «Leurs supports sont devenus pertinents, et cela gêne la concurrence», note un client d'Havas Media.
Vincent Bolloré a-t-il conscience que les accusations de conflit d'intérêts peuvent altérer la réputation de son groupe? La lettre anonyme vise en tout cas à le déstabiliser puisqu'elle a été envoyée aux annonceurs et abordée à l'UDA comme à l'Udecam.
Coïncidence? D'ici fin 2011, Bolloré compte installer sur un même site, à Puteaux (Hauts-de-Seine), sur deux tours adjacentes à la sienne, ses enseignes installées à Suresnes (Euro RSCG C&O) et Havas Media, dont les locaux sont pour l'heure à une centaine de mètres du siège. Le lieu est déjà baptisé «le village de la communication»… global?