Dossier corporate
Plus que jamais l'entreprise s'ouvre aux chercheurs, intellectuels, universitaires mais aussi au grand public pour appréhender un monde complexe et en mutation. Think tanks, observatoires, forums citoyens ont le vent en poupe.

Surprenant. Coca-Cola, le géant mondial des boissons, démarchant Michel Blay, directeur au CNRS, pour créer l'Observatoire du bonheur et développer la recherche sur ce sujet. Passé l'étonnement, et après s'être assuré qu'il ne serait pas obligé de boire du Coca-Cola et d'en parler, ce physicien, historien et philosophe, a fini par apprécier le soutien apporté à la recherche par le géant mondial des boissons gazeuses. Le bonheur est l'un de ses sujets de prédilection. Il est aussi au cœur de la communication de la marque (voir p.38).

 

Les rapprochements entre entreprises, chercheurs, universitaires et intellectuels ne cessent de se multiplier, portés par des tendances lourdes qui modifient les rapports de l'entreprise avec la société civile. Pendant des années, le milieu universitaire était plutôt hostile aux acteurs économiques. «Les liens étaient circonscrits aux questions de recrutement ou à la création de chaire. Mais la loi sur l'autonomie des universités, qui autorise la création de fondations financées par des partenaires privés, a changé la donne», analyse Robert Zarader, président d'Equancy & Co, qui sollicite chercheurs, philosophes ou économistes pour le compte de ses clients.

 

Cela tombe à pic: l'entreprise, happée par le tourbillon du «court-termisme», apprécie en effet de prendre de la hauteur et du recul en s'appuyant sur des spécialistes. L'heure est aux débats d'idées, aux analyses prospectives, aux échanges sur un monde incertain, en perpétuelle évolution. Et quoi de mieux qu'un think tank, ces «laboratoires d'idées» ou groupes de pensée issus de la société civile pour sortir la tête du guidon, nourrir la réflexion et innover?


Du think tank au «do tank»

«De tout temps, l'entreprise a fait appel à des experts pour légitimer son action, ses produits ou sa stratégie auprès du grand public. C'est un intermédiaire plus crédible et plus écouté», rappelle Philippe Pailliart, président de Burson-Marsteller France. Mais l'expert permet aussi d'anticiper, de capter les évolutions de la société, de mobiliser. «De plus en plus, nos clients nous sollicitent pour trouver des penseurs de haut vol qui interviendront dans leurs conventions internes», explique Philippe Paillart. Objectif: bousculer les idées reçues, rappeler que le monde change vite et qu'il faut s'adapter.


TBWA Corporate et son client Pôle Emploi s'offrent ainsi des moments de respiration et de réflexion avec des économistes, sociologues, psychologues ou représentants d'associations. «Tous les deux ou trois mois, nous les réunissons autour du président de Pôle Emploi. Un vrai bonheur», raconte Pierre-Yves Frelaux. C'est aussi une source d'idées pour l'entreprise et sa communication. Exemple d'une piste née de ces rencontres: toucher les jeunes sans travail non inscrits via des agences éphémères.


«Créer un think tank est une formule d'avenir, affirme Manuel Lagny, directeur associé de Meanings. Aujourd'hui, il est important pour une entreprise de s'ouvrir à son environnement, de se mettre à l'écoute de la société, de ne pas rester aux aguets, mais en éveil.» Ces structures peuvent être aussi des lieux d'influence et de lobbying. L'agence Comfluence travaille pour le cercle Cité verte, un groupe de réflexion des professionnels du végétal. Réunis au sein de Val'Hor, l'interprofession de la filière de l'horticulture d'ornement, ils souhaitent redonner au paysage et au végétal une place de choix dans la cité en contribuant notamment à la réflexion des pouvoirs publics.

 

Meanings accompagne, pour sa part, la fondation Prometheus sur les enjeux liés à la mondialisation. Fondée par le député du Tarn Bernard Carayon autour d'une dizaine d'entreprises françaises dites stratégiques (Areva, EADS, Sanofi, Thales, Alstom...), elle inaugure un genre familier pour les Anglo-Saxons mais peu répandu en France: le «do tank» ou comment aboutir à des propositions concrètes permettant de faire évoluer les politiques publiques. Le think tank n'est cependant pas qu'une affaire de lobbying. Il peut tenir du mécénat, comme la Fabrique de la cité du groupe Vinci, ou, au contraire, servir plus directement l'image ou les prestations d'une entreprise, à l'image de l'Institut du leadership de BPI Group (voir p.40).


De toute évidence, l'essor de ces groupes de réflexion colle aux nouvelles missions assignées aux acteurs économiques depuis l'avènement du développement durable. «L'entreprise ne peut se limiter aujourd'hui à un discours autocentré, commente Benoit Viala, directeur général adjoint d'Euro RSCG C & O. Elle doit jouer un rôle social, faire avancer son secteur, contribuer au débat public. On attend d'elle qu'elle développe un point de vue sur le monde.»


Approche collaborative

Tout ce qui peut élever et nourrir sa marque, en la sortant d'une approche purement mercantile, est ainsi bienvenu. C'est l'enjeu des observatoires créés par Coca-Cola et Nivea (voir p.36): tous deux financent la recherche en espérant se doter ainsi d'une image experte, innovante et citoyenne. «L'entreprise devient contributrice de savoirs. Elle doit donner du sens à ses activités, répondre à ses détracteurs, armer les salariés en connaissance sur les activités qui la concernent, ne pas laisser les experts de tous horizons qui se sont multipliés sur la Toile s'exprimer sans intervenir», résume Robert Zarader.

 

Du coup, les relations avec les fameuses parties prenantes de l'entreprise s'en trouvent modifiées. «Autrefois, il s'agissait de les tenir à l'écart, à l'extérieur, pour se protéger, faire barrage aux critiques ou attaques des différents publics, explique Pierre-Yves Frelaux. Aujourd'hui, l'entreprise cherche à mettre l'intelligence du monde à son service, à se constituer des réseaux d'alliés. Les parties prenantes n'ont jamais aussi bien porté leurs noms.»

 

Les enjeux liés à la protection de l'environnement ou au réchauffement climatique ne sont pas étrangers à la nécessité, pour l'entreprise, de se projeter dans le futur, en dialoguant avec la société civile, notamment les associations, dans une approche transversale. Des comités de parties prenantes se sont multipliés. «Le Grenelle de l'environnement, c'est finalement un grand think tank événementiel qui a mis tout le monde autour d'une table», analyse Vincent Lamkin, directeur associé de Comfluence. Pour lui, ces groupes de réflexion et d'échange sont de formidables espaces de conciliation où les décisions sont à même d'être prises dans l'expression des pluralités, un lieu de débat transparent et pacifié. Ce peut être aussi pour l'entreprise l'occasion de rencontrer des ennemis déclarés, de comprendre leur raisonnement, de confronter les points de vue avant de sortir du bois.


Internet a également modifié le rapport de l'entreprise avec ses publics. «Le corporate s'approprie les dynamiques du marketing placées sous le signe de la coproduction, de la coconstruction et du Web 2.0, analyse Pierre-Samuel Guedj, associé de Publicis Consultants. L'entreprise est poussée au dialogue et à la transparence. Elle peut être en prise directe avec l'opinion publique sans passer par des intermédiaires.»

 

Dans ce contexte, le grand public est, lui-aussi, consulté à titre d'expert ou d'usager pour donner un avis ou faire des propositions dans la lignée des forums citoyens. L'expérience est menée par Heineken, qui s'est inspirée des conférences de citoyens, très répandues dans les pays scandinaves, pour lancer avec Burson-Marsteller le site forum-citoyen.fr ou comment experts et internautes ont, ensemble, la possibilité de trouver des pistes d'action pour développer le lien social dans les cafés.


Cette approche collaborative est à même de faire partie intégrante du mode de gouvernance de l'entreprise. «D'ici trois à cinq ans, les comités d'experts ou d'orientation vont se multiplier, prédit Benoit Viala. L'entreprise les consultera en permanence sur sa stratégie ou pour éclairer un sujet au cœur de son activité.» La démarche est déjà à l'œuvre chez Suez Environnement. Depuis 2004, le groupe expose deux fois par an sa stratégie, ses recherches et ses initiatives au Foresight Advisory Council (FAC), une assemblée d'experts indépendants (chercheurs, universitaires, hauts fonctionnaires, membres d'ONG...) qui en débattent librement et formulent leurs recommandations. Ils ont ainsi contribué à l'élaboration des messages portés par l'entreprise au Forum mondial de l'eau en 2009, à Istanbul. Le FAC encourage également l'entreprise à s'ouvrir toujours plus au dialogue avec la société civile. La démarche de sa filiale Lyonnaise des Eaux (voir p.38) pour adapter son modèle d'entreprise et proposer des offres innovantes est, à ce titre, exemplaire d'une nouvelle approche placée sous le signe de la coconstruction.

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