Vous avez dit modèle économique?

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Il y a un an, les médias ont cru qu'Internet serait un ascenseur pour tous. Aujourd'hui, on sait que c'est plutôt de l'alpinisme: autant dire que ce sera moins rapide et plus difficile, même si quelques-uns réussiront à atteindre le sommet.»Laurent Joffrin, directeur de la rédaction duNouvel Observateuret du site nouvelobs.com, sourit. Il est plutôt content de sa métaphore qui résume bien la situation des médias en ligne en ce début de millénaire. Le marché publicitaire n'est pas au rendez-vous et l'e-commerce est encore embryonnaire. Selon Sécodip, le nombre de bannières sur le Web français était en recul de 20% entre septembre et novembre 2000. Et les éditeurs ne cachent pas que les mois de décembre et janvier n'ont pas été fameux, d'autant que les doutes sur l'efficacité des bandeaux et la crise des dotcoms ont fait baisser le coût pour mille.«On ne sait pas si le modèle économique existe sur Internet pour la presse généraliste,poursuit Laurent Joffrin.On n'a pas la certitude de pouvoir un jour équilibrer les comptes. Pour le moment, ce sont les actionnaires qui payent la nouvelle économie.»Ces incertitudes expliquent sans doute la décision duPointde mettre en veilleuse son site, désormais simple vitrine du magazine. La journaliste détachée depuis deux ans sur le Web a d'ailleurs réintégré la rédaction. Thierry Brunschwig, président de Prisma Presse Interactive, nuance:«Le marché va se développer plus lentement que prévu, mais sans aucun doute de façon massive d'ici à cinq ans.»Anne Sinclair se veut plus confiante, voire plus rassurante pour ses actionnaires:«Nous visons l'équilibre dans trois ans», affirme la vice-présidente d'e-TF1.«Elle fera malheureusement comme nous tous, c'est-à-dire ce qu'elle pourra», commente anonymement un éditeur. Le délai de trois ans que tf1.fr s'est fixé est celui de la plupart des business plans des médias, que ce soit RTL Net, lefigaro.fr ou encore leparisien.com. Au groupe NRJ et chez CanalNumédia, on espère bien gagner de l'argent avec Internet un peu plus tôt, dès la fin 2002. Quant à Philippe Janet, patron des éditions électroniques du groupe Les Échos, qui a opté, à l'instar duWall Street Journal,pour un modèle payant, il annonce que lesechos.fr sera rentable dès la fin de l'année. Il reste cependant bien plus discret sur mesfinances.fr qui, lancé l'an dernier, n'a guère pris son envol...«En dehors de micromarchés sur des microcibles, comme c'est le cas pour wsj.com aux États-Unis, il y a peu d'opportunité aujourd'hui de créer de la valeur sur des business de médias»,affirme Thierry Brunschwig, ancien directeur Europe de People Soft, une firme de la Silicon Valley.Prudence et luciditéPour autant, les médias traditionnels, qui ont compris qu'il leur faudra user de patience avant d'empocher des dividendes avec Internet, savent qu'ils doivent «y aller» pour barrer la route aux concurrents «pure player» et prendre des parts de marché. Reste la question de la stratégie et des investissements à consentir. Quand e-TF1 dispose d'un budget annuel de 150MF, que M6Net dépense 100MF en première année, et leparisien.com et RTL Net respectivement 180MF et 100MF sur trois ans,Le Nouvel Observateurne dépasse pas, lui, les 6MF par an.«Internet reste encore une affaire expérimentale, un laboratoire, c'est pourquoi nous n'avons pas défini de plan d'investissement,explique Laurent Joffrin.Même si notre pari de faire en complément de l'hebdomadaire papier un journal permanent gratuit sur le Web s'avère réussi.»Prisma Presse Interactive (PPI), qui vient d'ouvrir capital.fr et management.fr, et annonce une dizaine de sites avant l'été, joue aussi la prudence et la lucidité:«Le marché n'est pas encore là, donc inutile de se précipiter,explique son président.En attendant, nous lançons des sites raisonnables en termes d'adéquation entre les coûts et les recettes. Avec ces sites compagnons de nos titres, mais aussi avec l'Audiotel, le Minitel et le SMS[messages écrits sur téléphones mobiles], notre premier objectif est de décliner de manière interactive nos marques.»PPI réfléchit aussi à des concepts innovants, mais pour plus tard... Emap Digital a choisi, de son côté, de s'assurer rapidement des débouchés pour ses contenus, en créant avec Wanadoo le joint-venture EMW.«En nous appuyant sur les sites d'audience du réseau Wanadoo, nous rattrapons notre retard», justifie son directeur, Dominique Busso, qui estime que suivant les sites qu'EMW va lancer au printemps (santé, nautisme, golf, people), la rentabilité sera au rendez-vous entre dix-huit mois et... trois ans. Bayard a retenu la même logique de partenariat en s'associant à Suez-Lyonnaise.«Grâce à ce joint-venture, nous pouvons sécuriser nos contenus et prendre le temps de développer une offre éditoriale de qualité fondée sur la relation avec nos abonnés et nos lecteurs,explique Olivier Jay, directeur de Bayard Web.Cet accord nous ouvre aussi des perspectives avec l'opérateur Internet Noos, en particulier dans le haut débit.»Les médias doivent également anticiper la migration d'une partie de leur public et de leurs annonceurs vers tous les nouveaux modes de communication interactive. À cet égard, la télévision semble particulièrement vulnérable: selon une étude américaine, les gros surfeurs réduisent leur consommation télévisuelle de 50% et les internautes moins assidus de 20%!«Les chaînes, comme TF1 et M6, investissent aujourd'hui massivement dans Internet, car elles doivent protéger leur activité principale et empêcher la destruction de valeur,explique un expert des médias.Leur politique deviendra vraiment offensive quand le haut débit sera répandu.»Cette stratégie d'accompagnement promotionnel et éditorial de la marque, mais aussi de fidélisation, est largement partagée.Le Mondea ainsi renoncé à«vouloir tout faire»avec son site multithématique, www.tout-lemonde.fr, et s'est recentré sur son métier de base qu'est l'information avec le nouveau lemonde.fr en lettres gothiques. Canal+.fr a redéfini son rôle qui est désormais de«fidéliser les abonnés et d'en recruter de nouveaux», selon Philippe Bismut, président de CanalNumédia (cf. l'encadré page 52). Jean-Louis Servan-Schreiber a donné mission à psychologie.com de prolonger le magazine en jouant l'interactivité avec des conseils en ligne, des forums, des chats. Même approche dans les radios.«Aujourd'hui, les sites de RTL, Fun et RTL2 nous permettent de fidéliser nos cibles.Ce sont des nouveaux supports de diffusion, complémentaires de l'antenne et intégrés à un modèle économique global,explique Benoît Cassaigne, directeur général de RTL Net,mais à terme, Internet devra démontrer qu'il est profitable par lui-même.»Diversifier les sources de revenusAujourd'hui, le modèle économique reposant essentiellement sur la publicité est déficitaire. Les éditeurs, appliqués à remplir leurs business plans hypothétiques, ont donc identifié d'autres sources de revenus: l'e-commerce, l'e-marketing (location de bases de données), la vente de contenus et de services à valeur ajoutée aux consom- mateurs (B to C), mais aussi aux entreprises (syndication de contenus). Pour eux, l'e-pub représentera dans trois à cinq ans la moitié des recettes. L'enjeu, pour les régies, est de prouver son efficacité et de faire preuve d'imagination. à côté des bannières, se développent le sponsoring, la coproduction de contenus avec des marques, la publicité ciblée par e-mails et les intersticiels. RTL Net et NRJ proposent ainsi d'incruster une bannière ou un logo sur le «player» (le module qui s'affiche à l'écran pour diffuser la radio sur le Web) de leur site au moment où le spot d'une marque passe à l'antenne. Les éditeurs peuvent aussi se faire prestataires. Canal Numédia réalise des sites Web pour la promotion de films. Leparisien.com et Best of city, le city guide d'e-NRJ, prévoient de fournir des minisites à leurs annonceurs locaux. Évidemment, avec le haut débit, tous pensent spots vidéo... Autre source de revenus, l'e-commerce attend le bon vouloir des cyberacheteurs pour décoller! Les éditeurs misent sur l'affiliation(1). Fun, RTL et RTL2 proposent sur leur «player» d'acheter immédiatement, sur Alapage, le disque d'un morceau diffusé à l'antenne. Même approche contextuelle dans le partenariat Télérama-Amazon.fr. Les éditeurs réfléchissent aussi au pas de porte. Tf1.fr et lefigaro.fr déclarent louer plusieurs milliers de francs des boutiques sur leur site. Mais ce marché est encore loin d'être mature en termes de tarifs. Les éditeurs croient aussi à la syndication de contenus: tous (TV, radio, presse) ont intégré dans leur modèle économique cette fameuse vente de contenus aux autres sites, opérateurs numériques et intranets d'entreprises. Selon eux, elle pourrait représenter à terme 15 à 20% de leurs ressources. En échange de leurs contenus, les éditeurs peuvent, par exemple, négocier du cash, l'accès aux fichiers clients ou encore, une visibilité de la marque sur le site concerné. Les médias, conscients des limites du modèle économique de la gratuité sur Internet, ont aussi l'intention de vendre contenus et services à valeur ajoutée aux consommateurs. La presse s'interroge tout particulièrement sur les dangers de continuer à donner gratuitement sur le Web un produit payant en kiosques. Lesechos.fr n'ont pas pris ce risque et ont toujours été payants. Au-delà de l'information, ils proposent une batterie de données financières et boursières, et, à l'instar du wsj.com, sont considérés comme un outil de travail incontournable... donc payant! Mais c'est un peu l'exception sur le marché. La plupart des sites de presse se contentent d'être une vitrine de leur journal sans aucun réel enrichissement, ou mettent en ligne du contenu gratuit de qualité pour «acheter» des parts de marché et accroître leur audience. Pour ceux qui ont fait le choix de l'information généraliste, deux règles semblent émerger: éviter de dupliquer le papier et donner de l'information gratuite en continu ou à heures fixes. C'est le cas deL'Expansionavec 18h.com, duNouvel Obsavec son journal permanent, de figaro.fr qui suit l'actualité à partir de dépêches enrichies avec les papiers du quotidien. Ses archives et bases de données sont payantes.«Nous n'avons pas voulu dupliquer le journal,insiste Patrick Baecque, directeur du site.Je ne pense d'ailleurs pas qu'il soit confortable de lire in extensoLe Figaroen ligne. En revanche, nous réfléchissons à des produits malins payants pour les étudiants, les abonnés papier...»La fin du tout-gratuitLibérationveut sortir aussi du tout-gratuit et envisage de se rapprocher d'une structure à laFinancial Timesavec une seule rédaction oeuvrant sur deux médias complémentaires (lire page 56). La nouvelle version dynamique du site est attendue pour le 2mai prochain.«Il faut que le Web donne envie de revenir vers le papier»,commente Gérard Desportes, rédacteur en chef du site. L'idée est de proposer une partie gratuite traitant l'actualité dans un mode très multimédia, organisée sous forme d'une grille de programmes interactifs - image, vidéo et interview renvoient alors vers les papiers qui pourront être en ligne en différé -, et une partie cryptée avec des contenus spécialisés et des services payants dont l'abonnement au journal. Avec sa nouvelle version,Le Mondereste, lui, sur le principe de la gratuité (sauf les archives) avec le quotidien intégral, de l'information en continu et des modules d'interactivité. Mais pour combien de temps? Leparisien.com, qui donnait l'accès gratuit aux sept éditions de la semaine, a fermé le robinet.«Désormais, seule l'édition du jour est en accès libre»,indique Benoît Luciani, directeur général de la filiale multimédia du groupe Le Parisien, qui compte bien développer sur sa niche de proximité des services payants pour les Franciliens. Olivier Jay, chez Bayard Web, teste, lui, différentes formules d'abonnement couplant papier et Web.«Nous avons conçu des sites à deux niveaux: une partie gratuite et une autre payante et/ou réservée aux abonnés magazines»,indique de son côté Dominique Busso, d'Emap Digital.«Le modèle Zavatta,résume, rieur, Laurent Joffrin.Comme au cirque, la parade est gratuite, mais le spectacle est payant!»Accompagner la révolution technologique«Au final, les scénarios sont multiples, mais tous tendent vers plus d'interactivité et de personnalisation»,analyse Jean-Michel Kehr, d'Eurostaf. Malgré les incertitudes, en termes de modèle économique, et les interrogations légitimes, les médias ne peuvent pas tourner le dos à cette révolution technologique.«Dans les dix ans qui viennent, les grandes marques comme les marchands auront transféré 10 à 20% de leur activité sur les supports numériques, ce qui est massif,insiste Thierry Brunschwig.Les médias n'ont pas à tergiverser, ils doivent développer des stratégies pour accompagner leurs annonceurs traditionnels vers ces nouveaux supports.»(1) Affiliation : commission, variant de 5 à 20%, sur le trafic et les ventes générés sur le site marchand à partir du site médias..