À vos marques, prêts, partez !

Description

Lorsque le cabinet Andersen Consulting a été contraint de se rebaptiser en 2000, sur fond de conflit avec Arthur Andersen, il a organisé un vaste brainstorming mondial de tous ses collaborateurs. Près de trois mille noms ont été suggérés et c'est la trouvaille d'un employé norvégien, Accenture, qui a été retenue. Cet exemple semble plaider pour une mobilisation de l'interne lors d'un changement de nom d'entreprise. Il est pourtant voué à demeurer isolé. S'il n'est pas très surprenant qu'une firme employant des consultants déniche une appellation convenable, dans la plupart des entreprises, cette démarche risque de se solder par des déceptions et une perte de temps. Le plus efficace reste de recourir à une agence spécialisée en création de noms de marques. Mais avant de se lancer sur ce marché encore balbutiant où règne le bouche à oreille, il est indispensable de se poser les bonnes questions.

Quelle agence choisir ?

Sur ce marché, la plupart des agences se concentrent sur la seule création de noms, des études aux tests consommateurs en passant par la recherche juridique. On y trouve Nomen, connue pour avoir créé Wanadoo et Vivendi ; Bessis, qui a trouvé Kangoo et Nabab ; Kaos, à l'origine des marques Arte ou Andaska. Les autres concurrents, surtout présents dans les noms de produits, sont Apanage (Voilà, Spot pour le PMU), Crénom ! (Marbleu, Entrée libre), Marques à long terme dit Malt (Instinct de Fabergé, Infinium pour Rowenta) ou encore Raison d'être (Eulia, la nouvelle société commune à la Caisse des dépôts et à la Caisse d'épargne, Iod de Dior).
De leur côté, Demoniak, à l'origine de Noos, et Insight Marques (Ipsos), inventeur d'Ola, ont diversifié leur offre. Elles ont créé un département graphique animé par un directeur artistique qui peut donner corps au nom. Cela permet de choisir une marque non pas sur la prononciation ou le sens, mais sur l'image.« C'était trop frustrant de briefer d'autres agences sur le choix des formes ou des couleurs,affirme Catherine Veillé, directrice générale d'Insight Marques.Nous avons parfois créé le logo spontanément. Ce fut le cas pour W-ha, une marque Internet de France Télécom. Sa forme ronde, inspirée du haricot, est indissolublement liée à sa prononciation. Cette démarche fait gagner du temps au client, même si je pense que chacun doit rester dans son métier. »
Depuis cinq ans, l'agence de design Dragon rouge a intégré la création de noms de marques dans ses prestations. D'autres ont suivi son exemple, comme Carré noir (Publicis Consultants), qui dispose d'un département Langages&Stratégies. Pour Christian de Bergh, directeur associé de Dragon rouge,« proposer un nom déjà habillé d'une identité visuelle permet de faciliter et dédramatiser le choix ».Les agences de création de noms prennent acte de cette nouvelle concurrence :« Elles vont nous gêner tôt ou tard », reconnaît Marcel Botton, le président de Nomen.« Ce n'est pas le même métier », estime, lui, Ivan Gavriloff, président de Kaos.

Comment la briefer ?

La création de noms de marques a longtemps fait partie des prestations des agences de publicité. Le métier s'est spécialisé au début des années quatre-vingt, mais il reste encore artisanal. On y trouve peu de compétitions orchestrées par Gibory ou Vidéothèque, même si le groupe André, qui vient de se rebaptiser Vivarte, a consulté Demoniak et Insight Marques avant de jeter son dévolu sur Nomen.« Les grands groupes lancent de véritables appels d'offres. La sélection se fonde alors sur les références de l'agence, sa capacité à résoudre le problème en un temps donné et le budget,précise Catherine Veillé (Insight Marques).Pourtant, la plupart des annonceurs mènent des compétitions informelles. Le choix est davantage une affaire de feeling. »
Même constat chez Crénom ! Le plus difficile est de faire préciser aux interlocuteurs (directeur marketing et communication le plus souvent, et parfois directeur général) un brief complet et cohérent. Ce brief doit désigner l'activité, la cible, le positionnement, sans être trop précis cependant pour laisser une marge aux agences. Celles-ci ont tout un travail de maïeutique à effectuer pour aider leurs clients à formuler leurs attentes.« La création de noms est un "torture test",résume Jean-Pierre Gaultier, le directeur d'Apanage.Pendant la création de Voilà, nous sommes partis sur une piste technologique, alors que l'essentiel dans un moteur de recherche, c'est la simplicité : on cherche et puis voilà ! »
Autre difficulté, l'entreprise peut être tentée de tout dire dans sa marque, mais dans le meilleur des cas, elle ne pourra évoquer que deux valeurs. Le logo et la communication sont là pour compléter le message. Les requêtes spécifiques, comme vouloir un nom qui débute en A pour figurer en tête des listes de sociétés cotées, ne peuvent venir que dans un deuxième temps. De même, le nom Thales (ex-Thomson-CSF) a emporté l'adhésion parce qu'il débutait en « th » comme Thomson, mais cela n'était pas une exigence originelle.

Combien ça coûte ?

La création en elle-même n'est pas très onéreuse. Il faut compter 7 600 euros au minimum pour une marque nationale. Mais, pour une multinationale, le tarif va de 15 000 à 45 000 euros. Certaines agences ont déposé des noms « prêts à vendre ». C'est le cas de Bessis avec l'Album rouge, d'Insight Marques avec Central Mark, de Nomen avec Mark-Folio, de Demoniak avec la Bourse des marques. Cette dernière propose 150 marques déjà déposées depuis longtemps, mais qui ne sont pas activées par leur possesseur. Il est a priori possible de les acquérir. Côté tarifs, Insight Marques propose 150mots entre 4 500 euros et 13 700 euros, et Malt commercialise les siens à partir de 7 600 euros.
Le contrôle juridique impose un investissement plus élevé. Normal : une mauvaise recherche peut aller jusqu'au retrait du produit des linéaires ! Les juristes doivent vérifier que l'hypothèse retenue n'existe pas déjà dans la même classe de produits et dans les différents pays d'implantation. Sachant que l'Institut national de la propriété industrielle compte 42 classes, que 80 000 marques sont déposées chaque année en France, qu'il en existe 3,5 millions dans le monde et même 26 millions en comptant les adresses Internet, on comprend l'importance de ce poste.
Les méthodes diffèrent. Certains font appel à des cabinets extérieurs, alors que Nomen a intégré ses propres spécialistes en propriété industrielle dans sa filiale Legi-Mark. Une démarche critiquée par certains :« Il est difficile d'être juge et partie,estime Catherine Veillé (Insight Marques).Un créatif aura toujours tendance à pousser sa marque malgré les avertissements des juristes. »Pour Marcel Botton (Nomen), au contraire,« un cabinet juridique extérieur a tout intérêt à invalider les propositions, par sécurité. Nous, nous cherchons des stratégies pour libérer des noms. »En cas de conflit, vaut-il mieux continuer à chercher, essayer de libérer le nom, voire le racheter ? L'agence est là pour aider à arbitrer. La somme de 4 millions d'euros, déboursée par Vivendi Universal pour acquérir le nom de marqueVizzavi, semble un plafond indépassable.
Les agences réalisent aussi des études marketing pouvant aller jusqu'à 76 000 euros. Le test linguistique, facturé par Insight Marques 600 euros par langue, permet d'éviter les jeux de mots ou les ambiguïtés. Pour ses tests, Raison d'être s'appuie sur un réseau de correspondants européens, professionnels de la communication plutôt qu'experts en linguistique.« C'est la lecture spontanée d'un nom qui est importante, pas son étymologie »,explique Antoine Masurel, directeur associé de l'agence. Le cabinet d'expertise linguistique Dematon s'est justement spécialisé dans l'analyse approfondie des évocations de noms ou d'expressions.
En fin de processus, les agences réunissent une dizaine de consommateurs pour observer les réactions. Ces tests tournent autour de 4 600 euros par nom.« Nous n'attendons pas l'idée créative, mais cela valide nos hypothèses et permet de faire le tour des éventuelles ambiguïtés », précise Rodolphe Grisey, directeur associé de Demoniak.

L'ordinateur est-il digne de confiance ?

« Ma réponse est non ! »Muriel Bessis, créative à l'agence éponyme, ne croit pas à l'informatique pour générer des noms :« Je n'aime pas les noms fabriqués, en toc. Je préfère retrouver le fantasme originel. »Les avis de ses concurrents sont plus nuancés. Pour Ivan Gavriloff (Kaos), l'ordinateur est une aide précieuse à la recherche car« il n'a pas d'inconscient. Il peut restituer tous les mots de la langue en fonction du brief, plus efficacement qu'un brainstorming car il n'oublie rien. »Kaos a ainsi classé 50 000 mots et 30 000 expressions selon leurs évocations.
Si par exemple le brief suppose de chercher des mots exprimant gaieté et intelligence, l'ordinateur proposera des dizaines de solutions, de « triomphe » à « calembour ».« Les logiciels permettent de lister rapidement et de façon exhaustive tous les noms avec une racine, un préfixe ou un suffixe précis,confirme Catherine Veillé (Insight Marques).C'est la sécurité qu'il n'y aura pas d'oubli, même s'il faut parfois limiter la machine pour éviter de sortir des milliers de noms. »
L'informatique est particulièrement adaptée à la pharmacie, où les marques sont phonétiques et contiennent une partie du nom de la molécule. Ozydia, un antidiabétique du groupe Pfizer, a ainsi été trouvé par ordinateur.
Dragon rouge est également adepte des modélisations de noms sur ordinateur, mariant racines de mots existants avec préfixes, finales ou successions de lettres. Mais la création de noms reste une activité aléatoire où il n'existe pas de recettes toutes prêtes.« Nous sommes des équilibristes pris entre les contraintes marketing, linguistiques et juridiques »,précise Antoine Masurel (Raison d'être). L'informatique est généralement conçue comme un outil qui complète le travail des créatifs sans pour autant les remplacer.
Là encore, chacun a sa méthode : Muriel Bessis travaille en solo dans son appartement, Demoniak comme Kaos réunissent des équipes de trois à quatre créatifs, sans faire appel à des free-lances pour des raisons de confidentialité. Malt recourt carrément à des collaborateurs venus d'univers différents : journalistes, publicitaires, parfumeurs ou linguistes. Mais quelle que soit l'option, les créatifs travaillent le plus souvent dans l'urgence.« Spot de PMU a été conçu en un week-end,témoigne Jean-Pierre Gaultier (Apanage).Le client avait cherché en vain un nom consensuel. Le brief a eu lieu vendredi pour une présentation le lundi. »

Faut-il suivre la mode ?

La meilleure façon de ne pas être démodé, c'est de ne pas suivre la mode. Un nom fait pour traverser le temps ne doit pas pouvoir être daté. La lettre K que l'on retrouve dans Kookaï, Kellogg's K, la Ford Ka, les double «o» du monde Internet (Kelkoo, Yahoo !, Tatoo, Noos, etc.), les mots latins ou grecs (Vivendi, Novartis, Thales, etc.) se succèdent et lassent. L'exemple d'Orange a aussi inspiré une vogue du nom décalé par rapport à l'activité, comme Nabab pour la Société générale.
Pourtant, ce conformisme reflète les contraintes des marques, qui doivent générer un consensus. Yardena Ghanem, chef de projet marketing de Vivarte, justifie le changement de nom du groupe André :« Nous cherchions un nom institutionnel et dynamique, facile à mémoriser, évoquant la diversité de nos métiers, et surtout international. La consonance latine convenait bien à ses critères. »Marcel Botton (Nomen), critiqué pour avoir lancé la vogue latine, de Vivendi à Vivarte, parie sur le long terme :« Il existe beaucoup de marques latines comme Volvo, Valeo, Formica, mais on n'entend plus leur origine. Un nom est fait pour mûrir. »Catherine Veillé (Insight Marques) conclut :« Mieux vaut être à l'affût des évolutions de la langue. Je crois beaucoup aux noms issus de l'univers des SMS comme Game 4U, le pack d'Orange prononcé Game for you. C'est une nouvelle phonétique. Comme le consommateur doit deviner le nom, cela crée une connivence avec la marque. »

Comment annoncer le nouveau nom ?

La veille de l'annonce au public de son nouveau nom, le groupe André a présenté Vivarte à l'interne lors d'une convention de ses cadres réunissant 850 personnes. Chacune est repartie avec une brochure rassemblant les questions types qu'étaient susceptibles de leur poser leurs collaborateurs. L'agence Euro RSCG C&O, chargée de toute l'opération, a aussi soigné la communication financière, car le dévoilement de la nouvelle identité coïncidait avec la publication des résultats. Enfin, l'agence a conçu une campagne institutionnelle de 1,2 million d'euros diffusée dans la presse nationale et régionale.
S'agissant du changement de nom d'un groupe, et plus encore lors d'une fusion, il est indispensable de fédérer les équipes et de rassurer les actionnaires, pour compenser la perte de notoriété initiale. Changer d'appellation est une chose, encore faut-il le faire savoir.« Et lorsque le client n'a pas les moyens de financer une campagne de publicité, il lui faut d'autant plus un nom simple et évident », précise Jacques Seidmann (Malt).
À ce stade, l'agence spécialisée est appelée à la rescousse pour expliquer sa création.« L'agence est souvent sollicitée lors de séminaires et de colloques pour raconter la démarche créative. Nous intervenons comme caution »,précise Rodolphe Grisey (Demoniak). Diabolik, la filiale relations presse de l'agence, est capable d'organiser des événements pour communiquer à l'externe comme à l'interne autour d'une marque. Pour avoir mal défendu ses idées, Muriel Bessis se souvient avec amertume de l'intervention du PDG d'Escada, lors de la présentation à la presse du nouveau parfum du groupe :« Il s'appelle Acte ii, car c'est notre deuxième parfum. » « Pour moi,regrette Muriel Bessis,cela n'évoquait pas un énième produit, mais le théâtre et le mystère d'une fin de soirée. »