Peut-on vivre de son blog ?

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Hasard du calendrier ? Au moment où Loïc Le Meur s'exile à San Francisco pour lancer une chaîne vidéo autoproduite par les internautes, les blogs s'installent durablement dans le quotidien des Français. Tout un symbole. Le plus célèbre blogueur tricolore part au moment où la blogo­sphère hexagonale se consolide. Car, même si l'on entend parler d'essoufflement, il ne faut pas s'y tromper. « Le rythme de progression a ralenti mais la vigueur du mouvement reste impressionnante, estime Laurent Javault, consultant indépendant spécialiste des blogs. La blogo­sphère est un grand bain où les interconnexions s'amplifient. » Un maelström qui bouscule tous les corps de la société, entreprises et hommes politiques en tête, et qui s'érige progressivement en pouvoir alternatif et en marché spéculatif.

Cinquième pouvoir

Avec une fourchette estimée entre 15 et 20 millions de blogs créés, dont près de la moitié par des 13-24 ans sur Skyblog, la France fait figure de pionnière. Elle se placerait déjà au quatrième rang mondial avec 1 à 2 millions de blogs actifs mis à jour très régulièrement, qui introduisent de plus en plus de contenus vidéo. Une nouvelle sphère d'influence que les marques et les groupes de médias ou de communication cherchent désormais clairement à intégrer dans leur modèle.
L'enjeu : les contenus. Les blogs qui relaient les informations et les points de vue de quelques centaines de « blogueurs influents » constituent de nouveaux carrefours d'audience et représentent un réel « cinquième pouvoir ». Les professionnels du marketing les identifient en examinant à la loupe différents critères dont la liste ne cesse de s'allonger : nombre et fréquence de parutions, de commentaires et de citations par des blogueurs ­extérieurs, nombre d'abonnés à des flux RSS, etc. À ces indicateurs quantitatifs s'ajoutent des critères d'appréciation plus qualitatifs tels que la richesse des contenus ou le niveau d'expertise du blogueur. « Un blog influent dépasse les 5 000 visiteurs uniques par jour, précise Philippe Torloting, consultant e-média chez Business Interactif. Quand on atteint ce palier, on commence à être un blogueur star et on songe à en tirer des revenus. »
Directement concerné par le sujet, Loïc Le Meur (près de 25 000 abonnés) s'est d'ailleurs préoccupé d'assurer l'avenir de son blog avant de partir aux États-Unis. Après avoir confié la régie publicitaire de son site au groupe Publicis pour 6 000 euros de recettes garanties par mois, il a lancé la Blogakademy, un concours destiné à sélectionner les prochains coéditeurs de son blog. « Cela fait quelques mois que j'ai envie de faire passer mon blog en mode collaboratif, explique-t-il. À terme, j'aimerais avoir un ou deux blogueurs à temps plein, en plus de mes propres billets. » Réussir dans la blogosphère, c'est devenir une véritable entreprise de presse à la recherche de collaborations extérieures et de partenariats.
Les blogueurs ont considérablement densifié leurs liens, entre eux et avec les médias traditionnels. « Le soufflé est certes un peu retombé après l'élection présidentielle, mais les blogueurs ne font que ­reprendre leur souffle, assure Stanislas Magniant, de Publicis Consultants Net Intelligenz. On assiste à la multiplication de communautés de plus en plus qualifiées qui savent très bien développer leurs réseaux, précisément parce qu'elles maîtrisent les nouveaux canaux de communication. » Les événements organisés par les blogueurs (Paris blogue-t-il, Paris Carnet, Fanny's Party, etc.) répondent aussi à leur soif de reconnaissance et à leur souci d'être mieux identifiés. Fin juin, la dernière soirée de Paris blogue-t-il a ainsi réuni plus de 200 blogueurs, sans compter les curieux attirés par le phénomène.
Les blogueurs sont courtisés de toutes parts. TF1 monétise l'audience de ses sites avec ceux de la plate-forme Over-Blog et rémunère les blogueurs en droits d'auteur (40 000 euros reversés à environ 2 500 blogueurs). Publicis vient de lancer Blogbang, une plate-forme de mise en relation des internautes créatifs avec les marques, appelées à tester grandeur nature les créations ainsi générées sur des sites de blogueurs rémunérés au coût par clic (lire Stratégies 1464).
Certes, la monétisation des flux générés par la blogosphère est encore au stade du défrichement. Mais le marché mûrit et une ébauche de modèle économique se fait jour. Les blogueurs qui tirent des revenus de leur activité se multiplient. Ils seraient ainsi quelques-uns à gagner jusqu'à 1 000 ou 2 000euros par mois. « Les rapports entre les marques et les blogueurs évoluent beaucoup en ce moment, confirme Grégory Pouy, responsable de la stratégie et de la communication de Buzz ­Paradize (groupe Vanksen). Au début, les blogueurs refusaient de se faire payer. Mais en voyant les plus gros s'y mettre, ils se rangent à cette idée. » Des régies comme Influence (Heaven) se sont ainsi lancées dans des politiques actives de monétisation des blogs les plus influents.
Après, tout est question d'affinités. Face à une blogosphère de plus en plus segmentée, les marques n'ont plus qu'à faire leur marché. Toutes les communautés s'y retrouvent : reines de la cuisine, fanatiques de la beauté ou du bavardage entre filles, « geeks », commentateurs politiques, etc. La plupart commercialisent déjà des espaces publicitaires ou des liens sponsorisés, en direct ou via des régies. Mais les blogs servent aussi de tremplins pour faire décoller des carrières. Exemples : la coach en image Sophie Kune, que l'on a vue sur M6 et qui travaille pour Celio, Deedee sponsorisée par Garnier, ou Pascale Weeks (alias Scally), auteur du blog de cuisine C'est moi qui l'ai fait, qui travaille pour des éditeurs et le site Gusto.fr... Dernier épisode en date, Cyrille de Lasteyrie (alias Vinvin), le blogueur potache de Bonjour America, qui a coécrit le pilote d'une série diffusée sur M6.

Relais d'opinion idéaux

Dans le même temps, toutes les agences se mettent à faire du « social media marketing ». Les objectifs sont variés, de la simple régie au marketing d'influence en passant par les problématiques de communication interne. Dans l'univers corporate, par exemple, l'initiative très réussie de Michel-Édouard Leclerc (De quoi je me MEL) a fait florès, inspirant le patron de la société de conseil en ressources humaines Altaïdes, Jacques Froissant, qui a fait de son blog un vrai levier d'émergence. Ou bien Jean-Claude Delmas, directeur des ressources humaines de Casino, qui anime un blog de recrutement à travers des vidéos. L'infiltration des communautés de blogueurs sert aussi à l'organisation de « focus groups ». C'est notamment le cas dans l'univers culinaire, où les marques exploitent ce nouveau biais pour tester leurs produits. Johnson&Johnson a ainsi exposé son édulcorant Splenda à un groupe de blogueuses, via le groupe de relations publiques I&E Consultants. « Pour notre client EDF, nous identifions les blogs pertinents qui parlent de rénovation de l'habitat, explique François Guillot, chargé des stratégies Internet chez I&E. Nous nous éloignons des logiques traditionnelles pour mettre au point des outils de ciblage hyperqualifiés et ainsi toucher les bons relais d'opinion. »
Dans l'univers du high-tech ou de la mode, des marques comme Samsung, Nokia ou Nike ont vite compris comment créer du buzz. « Ce que nous recherchons, c'est la recommandation des blogueurs. Elle sert à allumer la mèche », insiste Laurent Valembert, fondateur de Tribeca, une agence qui a notamment réalisé plusieurs opérations pour Nike. Quand une opération plaît aux blogueurs, c'est gagné. Les retombées sont immédiates et arrivent même souvent avant celles des médias traditionnels. Les blogueurs ne touchent pas d'argent mais disposent en contrepartie de matière pour alimenter et animer leur site, et donc de moyens sans cesse renouvelés de doper leur fréquentation.
Reste à faire le tri dans ce foisonnement. Les classements réalisés par le site américain Technorati et par le français Wikio sont souvent cités comme les principaux filtres. Le premier comptabilise tous les six mois le nombre de liens et de renvois de blogueurs, quand le second y ajoute le nombre de pages vues et une dimension qualitative, en demandant l'avis des internautes. D'autres indicateurs sont aussi auscultés pour avoir une idée du poids d'un blog, comme Pagerank ou Feedburner, deux services proposés par Google. Pagerank classe les sites en fonction des liens pointés sur eux. Quant à Feedburner, un service de gestion des fils RSS que vient de racheter le géant des moteurs de recherche, il permet de savoir combien d'internautes utilisent quotidiennement les flux d'un blog mais aussi d'identifier les contenus qui drainent le plus d'audience. Un outil que, preuve de son importance stratégique, Google vient de rendre gratuit alors que l'entreprise recentre son modèle économique sur l'insertion de publicités contextuelles dans les flux d'information...
La professionnalisation de la blogosphère semble donc en marche. Si elle va permettre aux blogueurs de conforter la vocation coopérative d'Internet, elle devrait aller de pair avec une monétisation grandissante des flux. Après avoir rejeté cette idée, les blogueurs semblent finalement l'accepter, considérant après tout que leur niveau d'investissement personnel peut mériter ne serait-ce qu'un petit salaire...
http://culture-buzz.com
http://influenceurs.net
http://lagazettedubuzz.typepad.com
http://technorati.com
www.wikio.fr/blogs/top