Paroles de trentenaires

Description

Ne le dites pas aux enfants de la pub, mais Marie-Catherine Dupuy, présidente en charge de la création de l'agence TBWA\Paris, a trente ans. Enfin, à peine plus. Trente et un, pour être précis. Elle est née en publicité un 1er avril 1970, comme concepteur-rédacteur (on ne disait pas encore conceptrice...) chez Dupuy-Compton, l'agence de son père.« C'est Philippe Michel qui m'a embauchée contre l'avis de mon père, qui ne voulait pas d'une fille à papa. Mon premier boulot, c'était de la déco de stand pour les Galeries Lafayette... »
La petite a grandi avecStratégies,né un an plus tard. D'où cette couverture... Certes, on l'a souvent vue à la une de notre journal, comme en décembre 1983. Elle posait, les mains enfouies dans les poches d'un long manteau noir, entourée de jeunes gens cravatés mesurant tous une tête de plus qu'elle. Ils s'appelaient Boulet, Dru, Petit. Ils voulaient, disaient-ils,« conquérir le monde ».Ils y sont parvenus, comme d'autres, même si, pour eux, la belle histoire s'est terminée par des soucis et un rachat. BDDP est devenue BDDP\TBWA puis TBWA.« Le nom de l'agence devenait impossible à prononcer. Avec Jean-Marie[Dru, président de TBWA Worldwide],nous nous sommes dit que l'on ne pouvait tout de même pas conseiller tous les jours à nos clients d'avoir des marques fortes et ne pas s'appliquer ce conseil à nous-mêmes ! »La belle histoire de la publicité se résume aussi à cela : un joli méli-mélo de lettres qui valsent, changent, disparaissent, réapparaissent.
En 1991,Stratégiesa eu le tact et la bonne idée de nommer ce fameux D de BDDP... Homme de l'année en Création ! Marie-Catherine l'a noté dans le CV qu'elle nous a fait parvenir, comme pour nous rappeler que la publicité n'est décidément pas un métier de femme et qu'elles sont rares, comme elle, à présider une agence. Sa bibliographie nous précise aussi qu'elle est membre du board créatif mondial du réseau TBWA depuis 1999, qu'elle a été présidente ou jurée d'une multitude de prix créatifs, qu'elle est invitée partout pour prêcher la bonne parole créative, qu'elle intervient volontiers auprès des étudiants... Bref,« Marie-Cath »,comme on l'appelle dans le métier, n'est pas seulement inoxydable. Elle est incontournable.
Le pire, c'est qu'elle adore toujours son métier, qu'elle peut passer des heures à parler de publicité.« Je suis piquousée »,lance-t-elle, assez pragmatique à l'égard des ouvrages antipub qui fleurissent ici et là :« La publicité cristallise toutes les critiques sur la société de consommation. C'est logique, car il est beaucoup plus rapide d'écrire un bouquin sur les dérives de la pub que sur celles de la société. »
À Boulogne-Billancourt, les murs de son minuscule bureau sont envahis de photos, témoignages, coupures de presse ou professions de foi en tout genre. Comme celle-ci, de Roger-Louis Dupuy, son père :« Un objectif : vendre. Un moyen : créer. Une vocation : franchir les frontières. Un souci : s'adapter en France comme ailleurs à l'esprit de chaque marché national ». « C'est incroyable, non ? »,s'exclame-t-elle, encore admirative devant tant de clairvoyance.
Si vous lui suggérez que trente ans, c'est finalement très jeune, cette maman de quatre enfants vous parle des trentenaires, ceux qu'elle côtoie dans son travail.« Ils n'arrivent pas bien à se positionner,remarque-t-elle.Ils sont venus à la publicité avec l'âge d'or dans la tête, celui de la génération précédente, des vieux jeunes qui sont toujours là. Ils ont le sentiment que tout a déjà été inventé et qu'ils n'ont rien su réinventer. Tous les tabous sont tombés. C'est frustrant, dans un métier de création. C'est pour cela qu'ils se sont précipités dans les dotcoms, leur seule chance de faire leur révolution. Il n'y a guère que dans la musique où ça bouge vraiment, avec Air, Daft Punk ou NTM, des groupes qui mettent leurs tripes dans ce qu'ils font. »
La petite-fille et fille d'entrepreneur remarque aussi que la notion d'entreprise n'a plus grand sens chez les trentenaires qui, quitte à« s'ennuyer, préfèrent s'évader dans l'humanitaire ». « On les comprend. Dans la publicité, il est devenu impossible d'exercer pendant trois ans dans la même boîte sans être vendu, racheté, ou fusionné. »D'où, selon elle, cette forme d'individualisme mâtiné de pragmatisme :« Je reçois des lettres de motivation qui commencent par "J'ai envie de passer un peu de temps dans une boîte qui m'intéresse. Je peux vous apporter quelque chose pendant deux ou trois ans." Les plans de carrière, c'est bien fini. »
Ce constat ne l'empêche pas, après plus de trente ans au service de la publicité, de se projeter toujours dans l'avenir.« Si j'avais pu, j'aurais rebaptisé l'agence Next. »